top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+35+36+37

Dernière mise à jour : 27 avr. 2020



« Il n’y a pas d’algorithme neutre pour le choix d’une théorie, pas de procédure systématique de décision qui, appliquée à bon escient, doive conduire chaque individu du groupe à la même décision. »

Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962)

Entre deux cours en visio-conférence, ma fille a pris goût aux coloriages de longue haleine. « C’est calme, me dit-elle et ça donne le temps de réfléchir. » Délaissant le dessin qu’elle pratique abondamment d’habitude, elle passe ainsi des heures dans un magnifique carnet reproduisant des figures de l’Égypte antique, me demandant parfois quelle nuance de vert conviendrait au vêtement d’Osiris ou quelle qualité de jaune au sceptre d’un pharaon. Sa patience me fascine. De mon côté, j’ai plutôt tendance à gribouiller des silhouettes ou des visages, surtout lorsque j'écoute les informations. Cela m’occupe les mains. Je regarde à peine la feuille. Les traits sont grossiers, frénétiques, se superposent les uns aux autres, formant un magma convulsif de membres, d’yeux écarquillés, d’où émergent des branches d’arbre, les fondations d’un immeuble, etc. Un régal de psychiatre. C’est pourquoi je finis généralement par froisser la feuille ou la déchirer, voire les deux à la fois.

Hier soir, alors que j’étais au téléphone, j’ai consciemment esquissé des contours de personnages – en quelques secondes – sans relever le crayon. Des profils grotesques, filiformes ou adipeux. Je voyais les personnages en question se succéder sur la feuille, même si mon attention était concentrée sur la conversation. Je n’y ai plus pensé le reste de la soirée. Mais en tombant par hasard sur la feuille avant d’aller me coucher, je fus surpris de voir tout à fait autre chose : ces formes hâtivement suggérées étaient devenues des animaux. Je les identifiais nettement. Mon regard ne percevait plus les personnages humains, sinon par un effort de volonté. Un peu comme dans l’exemple du « canard-lapin », ce dessin réversible où l’on peut alternativement reconnaître un canard ou un lapin, mais jamais simultanément.


Ce fameux « canard-lapin », apparu à la fin du XIXème siècle sous la plume d’un caricaturiste munichois, servit de base à certaines théories sur la psychologie des formes. Ludwig Wittgenstein, dans Remarques sur la philosophie de la psychologie avait noté que nos perceptions visuelles sont liées à notre expérience conceptuelle : en gros, quelqu’un qui n’aurait aucune idée de ce qu’est un lapin ne serait pas en mesure de voir « l’aspect » du lapin se substituer à celle du canard. En revanche, une fois que le lapin est apparu, non seulement on ne voit plus la même chose, mais encore le sens de ce qu’on voit a changé.

Un innocent jeu d’optique révélerait-il une sorte de crise de la perception visuelle, susceptible de modifier notre appréhension des choses, notre grille de lecture ? Pourquoi pas notre vision du monde dans sa globalité ?

La crise sanitaire n’est pas un phénomène isolé. Elle est grosse de toutes les crises qui l’ont causée, les relient entre elles, impose progressivement à ceux qui ne juraient que par le « canard » – qui pourtant, boitait depuis longtemps – la réalité du « lapin » – qui pourtant, ne sort pas d’un chapeau.


Dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), Thomas S. Kuhn (1922-1996) s’inspire de cet exemple pour développer sa théorie des « paradigmes ». Philosophe et historien des sciences, il constate que celles-ci, contrairement à l’idée reçue, ne produisent pas un savoir cumulatif et linéaire, mais évoluent de manière discontinue, dans le cadre de modèles conceptuels qui déterminent leur champ de compréhension et d’investigation à un moment donné, à l’exclusion de toute approche concurrente. Parce qu’il suppose une adhésion massive, un paradigme travaille avant tout à sa normalisation, à imposer le consensus, quitte à faire « entrer la nature dans sa boîte ». Pour Kuhn, la notion de paradigme déborde du champ purement scientifique pour affecter durablement notre représentation du monde et, par-là même l’idée que nous nous faisons du progrès, au point de devenir une métaphysique commune et ordinaire : la vérité.

Si des « anomalies » se présentent – ce n’est que le réel qui résiste et qui insiste – le système les rejette, parce qu’elles défient la grille de lecture et qu’il est impossible – pour le système, cela va de soi – de penser autrement. Des tensions se créent, le paradigme fait sa police, mais la crise devient nécessaire, prémisse d’une « révolution » scientifique, au sens d’une réaction chimique. Le progrès change alors de camp et vient épouser le mouvement de la révolution en cours – ainsi de la révolution dite « copernicienne » qui, à l’initiative de Nicolas Copernic, vint renverser, entre le XVIème et le XVIIIème siècle, une conception géocentrique du monde, au profit d’un modèle héliocentrique. Ces périodes de crise sont des phases de polarisation inéluctable, en partie irrationnelles, opposant les tenants de l’ancien paradigme, qui détiennent le pouvoir, et les réformateurs. C’est la « Bataille d’Hernani », on se jette les fauteuils à la tête ! Kuhn part du principe qu’un paradigme n’est pas rejeté lorsqu’il est seulement réfuté, mais lorsqu’il peut être remplacé. Le nouveau paradigme s’impose pour résoudre les problèmes qui ont causé la chute du précédent, tout en conservant l’essentiel des résultats passés. Si en temps de crise, plusieurs thèses concurrentes peuvent se chevaucher, en revanche, une seule est à même de l’emporter : le « lapin » se substitue au « canard », comme la théorie de l’espace-temps chez Einstein remplace Newton (voir J+6).


La crise sanitaire est le champ de bataille de théories concurrentes qui débordent, et de loin, le cadre strictement scientifique. Cependant, c’est bien de révolution scientifique qu’il s’agit, une révolution dont l’enjeu bouleversera de fond en comble, comme jamais dans l’histoire, nos modes de vie et l’organisation des sociétés. La théorie qui tente aujourd’hui de s’imposer, qui s’est déjà imposée en partie, est celle de l’Algorithme tout puissant. On en devine les conséquences : une société de service à échelle mondiale où l’être humain n’est plus nécessaire, sinon en tant que destinataire des services. Un être humain purement consommateur. Un monde gouverné par une oligarchie de firmes géantes : Google,Microsoft, Amazon qui, sous couvert de transparence et de liberté, mettent en place un réseau de surveillance généralisé. Un paradigme où l’homme remet entièrement sa souveraineté à l’omniscience de la machine. Bien sûr, l’humanité résiste en surface, mais elle se laisse prendre au piège d’une technologie qui l’asservit au lieu de la servir, qui rétrécit son champ d’action par des champs d’application, qui en lui donnant l’illusion du choix détermine un réel paramétré. Car tout est pensé de manière addictive pour nous contraindre à utiliser l’instrument en s’adaptant à ses exigences et non le contraire – ainsi qu’en témoigne le système infantilisant de récompenses, de bonus. « On ne peut quand même pas refuser le progrès et vivre au Moyen-Âge » est l’argument-type que l’on vous oppose dès que vous regimbez devant les clauses contractuelles, toutes plus méphistophéliques les unes que les autres – si vous voulez avoir accès aux contenus, il est impératif de les valider « librement » ! Nous ne les lisons même plus…

Ce schéma est prévu de longue date par les grands acteurs de l’économie qui transforment nos sociétés, au nom de cette « libre » validation. Quelques scandales ont émaillé la chronique des dernières années, comme l’utilisation de certaines données des usagers de Facebook lors de la campagne présidentielle de Donald Trump. Pourtant, rien n’est venu enrayer un processus que chacun contribue à rendre toujours plus inévitable.


Contre toute attente, le virus a été le grain de sable dans cette marche forcée vers l’instauration d’un paradigme entièrement voué à l’intelligence artificielle. Toute l’expertise prédictive de la machine mondialisée se retrouve battue par « l’anomalie »… Le covid-19 s’est propagé en Chine, qui se targuait d’être l’épicentre du pouvoir algorithmique : premier dictateur numérique au monde, ce pays compte une caméra pour deux habitants, tous fichés, tous « tracés » par la reconnaissance faciale. Preuve en est que l’idéologie sécuritaire est inapte à apporter la sécurité. L’algorithme au pouvoir justifie uniquement le pouvoir de l’algorithme.

J’ose espérer que l’expérience d’un confinement à échelle mondiale donnera à toutes les « anomalies » que nous sommes la force de résister. D’affirmer haut et fort que nous n’abdiquons pas notre humanité. Si nous avons fait un usage immodéré des réseaux sociaux durant cette période, ce n’était pas par choix ni pour « valider » la société du confinement, mais pour palier un déficit de réalité physique, qui est le sens même de l’aventure humaine, de notre venue au monde. Ce n’est pas nier l’apport incontestable de l’intelligence artificielle et de la technologie en général que de restreindre leur développement au seul bien commun, de refuser la mise en place d’un idéal technologique, dont on sait bien qu’il rime avec le totalitarisme. Et l’homme n’est pas une machine à obéir.

Défier le programme industriel, renverser les perspectives de société fomentées par le techno-capitalisme, ce n’est pas « retourner au Moyen-Âge », mais faire usage de mesure, de bon sens, être contemporain en somme. Les problèmes à résoudre au sortir de la crise sanitaire seront humains. À commencer par l’emploi et la protection sociale. Il est temps de changer de vision du monde.


La révolution algorithmique a déjà eu lieu. Le système économico-politique qui se fondait sur son infaillibilité oraculaire a cessé d’incarner le progrès. Ce n’est donc pas lui qui fera surgir le « lapin » du « canard ».

122 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page