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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+44+45+46


« Il vécut dans les arbres

Aima toujours la terre

Monta au ciel. »

Italo Calvino, Le Baron perché (1957).

Il y a quelques jours, ma fille a voulu que nous construisions une cabane. À la lisière de l’adolescence, les jeux et les besoins évoluent et cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus manifesté ce désir. Ni une ni deux, nous avons exhumé les matériaux de construction remisés dans les placards : cartons, vieux draps, tringle à rideau – tout cet attirail encombrant, mal fichu, dont on souhaite régulièrement se débarrasser mais qui, au moment d’inventer des espaces dans l’espace, redevient si précieux.

Pour commencer, nous avons réfléchi à l’emplacement idéal. L’âge d’or des cabanes, lorsqu’elle avait cinq ans, a correspondu au moment de notre emménagement. Pas une pièce de l’appartement où nous n’ayons bâti un perchoir provisoire. Une manière de s’approprier le territoire, d’en modifier les fonctions, les trajectoires préétablies, d’expérimenter comme habitacle des recoins perdus, de décaler le point de vue pour habiter les lieux par l’imaginaire et pas seulement par habitude ou commodité.

Au fond, nous gardons toujours - même quand nous perdons le goût d’y jouer, le goût de jouer tout court – l’instinct de la cabane. Pour apprivoiser un espace, quel qu’il soit, nous recréons un nid, une bulle, une maison fondamentale au sein de la maison, un îlot protecteur qui nous appartienne en propre. Dans le principe, nous rêvons tous de grandes pièces, de vastes domaines, rien n’est jamais assez étendu ; pourtant, nous n’éprouvons de bien-être qu’une fois établi notre coin. Refuge et poste d’observation tout à la fois. Part d’enfance, part animale. Notre corps est l’échelle de mesure du terrier.


Ma fille a choisi comme terrain son propre lit. Après avoir planté des mâts de fortune aux extrémités du sommier, nous les avons recouverts d’un drap. En attachant les coins du drap avec de la laine, nous l’avons relevé sur un côté, à la manière d’un auvent. Le panorama qui s’offrait à nous embrassait la vallée du tapis, les rocheuses du bureau et, au loin, la fenêtre, surplombant les branches du figuier, désormais particulièrement fournies.

Nous avions emporté, selon nos bonnes habitudes d’autrefois, tout le nécessaire de survie – car la règle d’or, une fois dans la cabane, est de n’en plus descendre : provision de livres et de nourriture (biscuits, tarte maison, jus de pomme), jeux de cartes, coussins moelleux. Tout le plaisir tient dans la sélection, l’élection. De même que le choix du contenant, par sa situation géographique, redonne valeur à l’espace alentour, de même le choix du contenu donne-t-il plus de prix à des activités que l’on aurait pratiquées de toute façon. Une fois installés, nous avons soupiré d’aise.

Et d’un seul coup, tandis que nous plongions tête-bêche dans la lecture, parmi quelques peluches privilégiées, l’évidence m’est apparue : notre cabane était un confinement dans le confinement. Un confinement volontaire pour triompher du confinement subi. Au sens premier, nous avions pris de la hauteur. Un peu comme le personnage de Côme dans Le Baron perché d’Italo Calvino qui, parce qu’on lui intime l’ordre d’avaler une soupe d’escargots qui lui fait horreur, décide – il a l’âge de ma fille – de se confiner dans les branches de l’yeuse du jardin. L’yeuse est l’autre nom du chêne vert : l’arbre d’où Côme jette soudain les yeux sur le confinement familial, petit monde suffoqué de règles absurdes, de vaines espérances, de contraintes par corps. Ce qui constitue au départ un geste de protestation va se transformer en art de vie. En regardant les siens d’en haut – sans jamais les prendre de haut – il devient celui qu’on regarde. Les parents ont brusquement cessé de l’élever. Il s’élève lui-même, au propre comme au figuré. Et en élevant le regard des autres, il les élève à leur tout.

Très vite, il prend conscience que le réseau des branches lui permet d’arpenter d’arbre en arbre un territoire quasi illimité, de passer outre les chemins balisés, les clôtures, les frontières. Sa cabane, c’est le toit du monde, un monde que l’on appréhende dans toute sa richesse dès que l’on varie les itinéraires. Il ne redescendra jamais jusqu’à sa mort.

Le roman se déroule en Ligurie, une région isolée du nord de l’Italie, à la fin du XVIIIème siècle, charnière historique entre la guerre de Succession d’Autriche et les campagnes napoléoniennes.

La force du récit – narré par le petit frère de Côme qui, ayant consenti à manger les escargots, est condamné à rester au sol – tient dans le fait qu’à aucun moment le héros ne se retranche des hommes. Il tombe amoureux, porte assistance aux proscrits, ne néglige ni la lecture ni la correspondance, fait don sans réserves du savoir que l’expérience lui permet d’acquérir et agit concrètement sur le monde. Tour à tour considéré comme un fou ou un sage (quoi qu’il fasse, il reste perché), Côme se comporte toute sa vie durant en homme des Lumières : par contraste, ses contemporains paraissent bien souvent terre-à-terre, avides de progrès technique, mais incapables de se respecter entre eux ni de respecter la nature. Rien de ce qui est humain n’est étranger à Côme. Il adopte simplement la juste distance. Un point de vue libre. Et, de fait, se montre le plus humain de tous.

Un gouvernement délétère annonce la sortie de confinement et les règles à suivre, tout en se déchargeant sur les citoyens de leur mise en application. Il serait de notre responsabilité individuelle d’obéir à des prescriptions floues, d’utiliser un matériel qui n’est toujours pas disponible, etc. Malgré l’impatience légitime à retrouver une vie « normale », il est frappant de constater que beaucoup, devant une telle incurie, jugent ces injonctions prématurées. Aucune préparation, aucune décision, aucune pensée en somme. Quels sont les engagements du gouvernement ? Les dispositifs de soutien ? De relance économique ? Bref, quel est le plan ? À part verbaliser dans les banlieues…

Comment prendre de la hauteur pour agir sur le cours des choses ? Depuis l’époque du héros de Calvino, le réseau des branches qui lui permettait de circuler sans interruption au-dessus de ses semblables n’a pas résisté à la déforestation. Il est encore possible, bien entendu, de se fabriquer une cabane dans un arbre, mais en retrait du théâtre des opérations. C’est le confinement de l’ermite et je n’ai pas la vocation de l’isolement.

Si le monde d’après doit ressembler à l’attitude de nos dirigeants, le menu est aussi peu ragoutant qu’un brouet d’escargots. Surtout si l’on nous somme de l’ingurgiter au nom de notre responsabilité individuelle. Il est temps de bâtir nos cabanes. D’une cabane à l’autre, peut-être est-il possible de nous élever les uns les autres, de reconstituer la ramure disparue, afin de nous réapproprier – par le haut – l’usage du monde.

Ma fille et moi, nous n’avons pas remisé le matériel au placard. Et il y a de grandes chances pour que nous érigions nos plus belles cabanes après le 11 mai.
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