J-1
© Venise - mai 2020
Il était moins une – ce qui est bien le moins à J-1 – que nous n’achevions ma fille et moi le septième et dernier épisode de La Maison des bois de Maurice Pialat.
De cette mini série – ou feuilleton, comme on disait jadis – tournée en 1971 pour l’ORTF, le réalisateur disait rétrospectivement : « c’est la plus belle chose que j’ai faite ». C’était aussi la première, ou presque (son long-métrage L’enfance nue était sorti en 1968). La Maison des bois raconte une double disparition, celle des mythologies de l’enfance à travers la chronique d’une France rurale qui ne survivra pas à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette œuvre bouleversante, très personnelle, ne peut qu’interroger notre rapport aux séries actuelles, dont elle constitue, a posteriori, un contre-exemple radical.
Les sérivores que nous sommes devenus – ainsi qu’en témoigne l’explosion des abonnements à la plateforme Netflix au cours du confinement – consommons du cliffhangher à la louche, vibrons au montage épileptique de séquences dites « efficaces » : le « temps mort » est banni de la syntaxe télévisuelle. Nous réclamons une surenchère d’événements en un minimum de temps, alors que paradoxalement nous enchaînons les épisodes et les saisons de manière chronophage. On pourrait dire que le spectateur de série pratique le sprint, avec une endurance de marathonien. J’en suis un moi-même.
Dans son ouvrage Les séries, le monde, la crise, les femmes, paru chez Verdier en 2018, Gérard Wajcman voit dans la « forme-série », qu’il distingue de la série en tant que genre, le langage du monde actuel, celui d’un monde en crise. Selon lui, le cinéma du XXème siècle avait façonné un mythe, une représentation sur grand écran de l’Amérique, que les séries d’aujourd’hui ne cessent de déconstruire sur petit écran. Au héros superlatif de cinéma, incarnant des valeurs stables, unifiées – le spectateur rêve de lui ressembler –, les personnages de série ont substitué une flopée d’anti-héros, de névrosés, voire de psychopathes patentés, que nous identifions d’emblée comme des avatars de nous-mêmes. En ce sens, la série en tant que miroir sériel d’un monde devenu sériel, serait la forme de l’après 11 septembre, une matrice de l’effondrement : « elle serait structurée comme le monde en crise, ou le monde serait structuré lui-même comme une série. »
La part addictive des séries fait en soi figure de symptôme, de la même manière que la relation compulsive que nous entretenons avec internet et les réseaux sociaux. S’inscrire dans un flux continu d’images, d’informations. Pas forcément pour en garder quelque chose, mais pour participer du mouvement. Il est frappant de constater que nous sommes capables de consacrer un temps illimité à regarder une série, dont le sujet, le traitement narratif nous maintiennent sous emprise, mais qu’une fois parvenu au dernier épisode, nous n’en retenons rien, ou pas grand chose : seulement le pitch qui nous a accroché au départ. Au fond, une série nous passionne moins qu’elle ne retient notre attention.
Cette question du temps est au cœur de la forme-série. Le principe d’étoilement de la trame narrative, qui d’une saison l’autre épuise toutes les ressources à disposition, finit par détruire la notion de point de vue, nécessairement sélective, qui fait l’essence d’une œuvre close dans le temps. À force de presser le jus du fruit, il ne reste aucune part active pour l’imaginaire du spectateur, qui peut, au bout du compte, se détacher de la série comme on a fait le tour d’une question.
L’imaginaire se fonde sur des mythes, parce que les mythes ne s’expliquent pas. Ils s’imposent à nous dans leur massivité mystérieuse, elliptique. Nous y revenons sans cesse, les travaillons par notre interprétation. La série est la forme d’un monde sans mythes. Elle tend à résorber ses propres zones d’ombre, les rend non seulement explicables mais équivalentes. Du flic au gangster, du prolétaire au géant de la finance, de l’homme de la rue au monstre politique, ils finissent tous par se ressembler et nous perdons la faculté de les juger, de nous positionner face aux enjeux. Nous assistons passivement au passage du temps lui-même. Nous passons le temps.
À la surabondance des événements et des ruptures de rythme auxquels nous sommes désormais habitués, La Maison des bois oppose un temps suspendu. Un temps où, dirait-on aujourd’hui dans les sessions de formation à l’écriture scénaristique, il ne se passe rien. Et ce rien est miraculeux parce qu’il nous rend la perception du temps, sans chercher à le combler. Peu de mouvements de caméra, un usage du plan séquence qui nous laisse libres de vaquer dans la composition comme à l’intérieur d’un tableau. Avant de devenir cinéaste, Pialat envisageait de se consacrer à la peinture – en 1991, il rendra hommage à sa vocation première en réalisant Van Gogh avec Jacques Dutronc dans le rôle-titre. Il ne se passe rien, ou si peu, et pourtant la vie sourd et palpite à chaque instant, comme les feuilles dans la lumière, par petites touches impressionnistes.
La Maison des bois est en quelque sorte une histoire de confinement, celui d’un jeune garçon, Hervé, placé chez des paysans durant la guerre. Père au front, mère aux abonnées absentes, l’enfant est tendu dans l’attente d’un retour. Il jalouse ouvertement deux camarades, dont les mères envoient des colis et viennent leur rendre visite. Un temps apparemment perdu, volé par les circonstances, qui se transforme sous nos yeux en véritable cadeau. Hervé est accueilli par le couple Picard et leurs propres enfants, comme un membre de la famille à part entière. L’amour se déploie sans grands mots, au rythme des saisons, à la manière d’un lierre obstiné. De menus événements, parfois cocasses, émouvants toujours viennent émailler la surface des jours et révéler la profondeur sensible de l’existence. Dans cette maison des bois totalement immersive, tout est capté avec pudeur, à hauteur d’enfance, comme une intarissable source d’émerveillement. Des rencontres, des parties de campagne, des jeux, des rigolades et quelques drames. La caméra prend le temps de s’attarder, sans bénéfice pour l’action, sur tout le nuancier des émotions. La complexité humaine transparaît dans un clignement d’œil, une mèche de cheveu que l’on relève, une tartine que l’on recouvre de confiture. La complexité chez Pialat est chose trop précieuse pour qu’on la complique, encore moins qu’on la sophistique. C’est la simplicité de surface qui frappe au cœur, comme dans cette scène de pique-nique dominical où, rassasié de rire, de tendresse et de vin de pays, l’admirable Pierre Doris (alias Monsieur Picard) s’exclame : « qu’on est bien ! ». Cette expression du bien-être apparaît comme le versant tangible du bonheur, un temps plein, vécu pour lui-même et non pour servir de charnière avec la séquence suivante. Elle constitue d’ailleurs l’acmé du confinement à ciel ouvert d’Hervé. L’acmé de l’enfance. Bientôt, la guerre se rapproche. Elle n’avait jamais été absente, menace planant au-dessus de la chaumière, comme pour rappeler l’urgence de profiter pleinement du temps accordé. Marcel, l’aîné des Picard se retrouve mobilisé. Un aller sans retour. Le père d’Hervé revient du front. C’est un étranger. On célèbre l’Armistice et le récit se déchire. L’heure du déconfinement a sonné, Hervé doit quitter la maison des bois. Il comprend seulement à cet instant que les portes du paradis se referment. Cette expérience de la perte, l’adieu aux sortilèges de l’enfance, étaient inscrits dès la chanson du générique – « Trois beaux oiseaux de paradis », composée sur le Front en 1915 par Maurice Ravel. Hervé rentre à Paris avec son père. Il n’a plus aucun souvenir de la grande ville. En exil dans sa nouvelle vie, il fugue pour retourner à la maison des bois auprès de Papa Albert et Maman Jeanne (sublime Jacqueline Dufranne). Mais le paradis perdu ne se rouvre jamais. Il lui faudra puiser dans le souvenir la force d’avancer vers l’inconnu.
Demain 11 mai, nous commencerons à expérimenter le déconfinement. À Paris, classée zone rouge, nous sortirons à petits pas prudents.
Après avoir tant désiré ce moment au début de la réclusion, je me sens aujourd’hui comme le petit Hervé, parce qu’il ne s’agit pas d’un retour à la « normale » – souhaitons-nous d’ailleurs retrouver le monde tel qu’il allait ? Non. Rien ne saurait prédire ce qui se passera dans les semaines, les mois à venir. Il s’agit d’avancer vers l’inconnu.
C’est pourquoi il est temps de refermer les pages de ce journal. Et de clore ce calendrier inédit à J+53 (soit 54 jours de confinement officiel), pour prendre, comme tout un chacun, la mesure d’une autre temporalité. Au soir du 16 mars, en plein désarroi, il me semblait impossible de continuer les travaux d’écriture en cours ; impossible également d’entamer une écriture nouvelle, sans recul sur la situation. Mais plus impossible encore de ne pas écrire. La forme du journal s’est imposée à moi. Elle s’est imposée à beaucoup d’autres sous des formes diverses. Une manière de structurer le temps, de fixer des émotions, des pensées, en acceptant le lâcher-prise, l’incertitude. Je n’ai jamais relu les textes après les avoir publiés en ligne comme on lance des bouteilles à la mer. Peut-être tresseront-ils après-coup, en tant que fragments, instantanés, un témoignage de cette période inouïe.
Comme le petit Hervé, dans cette magnifique séquence où il s’éloigne en carriole de la maison des bois, je me sens plein de ce qui s’achève. Cette masse de lignes que je croyais écrire contre le temps, un temps apparemment perdu, volé par les circonstances, c’est le legs d’une odyssée immobile. Chroniques d’un temps suspendu. Je me suis efforcé de ne pas passerle temps, mais de le prendre. Est-ce un cadeau de l’existence ? J’ai l’impression que le temps m’a été rendu.
Malgré mon impatience à retrouver ne serait-ce qu’un semblant de vie sociale et professionnelle, j’éprouve un étrange sentiment de nostalgie. La course folle s’est arrêtée durant 54 jours. Durant 54 jours, la moitié de la population mondiale a connu cette expérience du retour sur soi. Nous avons fait le ménage, trié les souvenirs, réfléchi, rêvé, partagé, arpenté le possible. Le possible, c’est l’épiphanie de l’enfance.
À J-1 avant D. (D comme Déconfinement), j’éprouve la nostalgie du possible.
Merci à Corinne, ma VoiZine, pilote de mise en ligne et illustratrice illustre.
Merci à tous les compagnons de voyage, lecteurs fidèles ou occasionnels.
Et merci à ma fille, qui me donne chaque jour d’avantage confiance dans le monde « d’après ».
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