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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+6 (retour sur J+5)


De la relativité d’un dimanche au temps du confinement


C’est en bûchant sur une question pratique posée par le développement du réseau ferroviaire à l’aube du XXème siècle, à savoir comment synchroniser les horloges entre les différentes gares, qu’un jeune employé à l’Office des Brevets de Berne, Albert Einstein (1879-1955), fit une découverte surprenante, qui allait ébranler le postulat du célèbre pommophile Isaac Newton (dont les dates accusaient pourtant déjà une faille temporelle entre les calendriers julien : 25 décembre 1642-20 mars 1727, et grégorien : 4 janvier 1636-31 mars 1727) – postulat selon lequel le temps est une propriété immuable de l’univers et s’écoule de la même manière pour tous – et développa une théorie promise à grand avenir, connue sous le nom de « théorie de la relativité », qui le propulsa de l’Office des Brevets au prix Nobel de physique en 1921. Pas mal !

Si Einstein, au cours de sa vie, changea plusieurs fois de nationalité, le lien qu’il établit entre mouvement dans l’espace et écoulement du temps doit beaucoup aux valeurs helvétiques, dont il constitue en quelque sorte la synthèse : l’amour des montres et celui des vaches, qui en regardant passer les premiers trains, firent figure de précurseuses (moi aussi, si je m’en tiens à Littré). Albert s’aperçut que le temps, contrairement à ce que nous avions toujours pensé, n’est pas une donnée extérieure à nous ; plus incroyable encore, que notre mouvement dans l’espace affecte son écoulement. Ce n’étaient pas les cheveux, mais bien la pomme de Newton, qu’il s’ingéniait à couper en quatre ! Quatre dimensions dans l’univers à la place des trois auxquelles nous étions habitués… Contrairement à toute logique, il en déduisit que le temps s’écoule plus lentement pour celui qui est en mouvement que pour celui qui reste immobile. En ce sens, le temps, selon Albert, n’est pas une donnée universelle, mais bien une expérience individuelle. Une expérience intime.

Comme souvent, les révolutions scientifiques viennent démontrer des intuitions que la littérature ou la philosophie avaient déjà instillées dans nos représentations. De vingt ans l’aîné du physicien, le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) par exemple, avait tout de même bien senti, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), qu’il existe un hiatus entre le temps objectif, « scientifique », indiqué par une montre, et notre expérience subjective du temps, qu’il appelle la « durée ». Pour lui, le temps linéaire correspond à une conception spatiale, alors que le temps réel, celui que nous éprouvons, est par nature discontinu.

Depuis le début du confinement, notre rapport au temps a connu un bouleversement. Celui d’une prise de conscience.

D’ordinaire, l’œil rivé à la montre, nous franchissions les heures et les jours de la semaine comme dans une course de relais, à la poursuite d’objectifs, avec l’inquiétude de ne pas respecter des échéances. Le plus souvent, nous « prenions sur nous », c’est-à-dire sur nos émotions, nos désirs et nos pensées, pour ne pas dévier de la trajectoire. L’injonction à la performance nous avait inculqué une vision linéaire de l’existence, une autoroute à une seule voie où seule l’accélération était possible, sans limitation de vitesse. Toujours plus, toujours plus vite. Un temps efficace, utile, productif, rentable. Un moment de doute, de retour sur soi, sur le sens à donner à cette course hallucinée, et l’on risquait la sortie de route, le dérapage, la bande d’arrêt d’urgence.

Selon les critères du temps d’avant, rien n’était pire que l’immobilité.

Elle était l’image de l’échec. Synonyme de mort sociale. Un trou noir. En réalité, nous connaissions tous des décélérations, des avaries et des séjours au contrôle technique, mais nous cherchions par tous les moyens à dissimuler ces ruptures de rythme. La moindre conversation avait fini par ressembler à un entretien d’embauche ou à un bilan de compétence, comme si notre être au monde devait en permanence se donner des raisons, s’évaluer, se justifier. « Quels sont tes projets ? », « où en es-tu ? »… En quelques questions et quelques réponses, nous avions appris à jauger un interlocuteur, à définir son pedigree, son cursus, son réseau. Et surtout, à déterminer (abscisse et ordonnée) la place qu’il occupait sur le Grand Graphique : winner ou looser. Ses goûts, ses attentes, ses désirs étaient décryptés pour établir son profil. Peut-on faire la course ensemble ? Compatibles ou pas. Celui qui n’était pas ou plus dans la course devenait un rebut, un raté. Le vocabulaire de l’entreprise, de la compétitivité s’était insinué jusque dans les relations amoureuses : « Je vous présente mon/ma partenaire ». Un couple s’envisageait comme un partnership, soudé par un businessplan : « Quels sont vos projets ? », « Où en êtes-vous ? »… « Notre projet de couple, après une période d’essai que l’on pourrait qualifier de probante, se définit 1) à court terme, par un projet de mariage, 2) à moyen terme, par un projet d’emménagement, 3) À long terme, mais pas trop quand même, par un projet d’enfant(s). »

Alors, où s’éprouvait la « durée » dans tout ça ?

En temps normal, il y a encore quelques jours, dans le monde d’avant, nous nous l’octroyions comme un objectif de plus, un supplément d’âme à heures fixes, parce qu’il n’était pas de bon businessmodel sans sas de décompression. On pourrait dire que ce sas était intégré à la course elle-même, comme une soupape de sécurité, donc un gage de compétitivité. Il était important de dire : « Ouais, c’est important de prendre du temps pour soi, de prendre soin de soi. » Ceux qui n’avaient ni le temps ni les moyens de dégager cette parenthèse « pour soi » dans le dispositif linéaire d’un agenda surchargé, afin de « se ressourcer », de se « régénérer », - pour pouvoir repartir plus violemment encore dans la course de vitesse – pouvaient être d’emblée classés parmi les rebuts, les ratés en puissance, ceux qui n’avaient pas compris qu’un programme « vie intérieure + gym » dosé par un spécialiste faisait partie du kit d’hygiène élémentaire, à valoriser dans son C.V., l'antidote au burn-out. « Quels sont tes projets ? », « Où en es-tu ? »… « Sur les conseils de mon coach, je m’impose un rythme précis : vingt minutes de méditation le matin et au moins trente minutes de lecture le soir. Et bien sûr, jogging le week-end. Et toi ? »

Ce n’est pas une décélération que le monde vient de connaître, pourtant préconisée depuis longtemps par tous ceux qui observent, analysent, argumentent, en se voyant objecter que le temps, n’en déplaise à Einstein, c’est uniquement de l’argent. Non, ce que le monde vient de connaître, selon les lois de la viralité universelle, c’est l’arrêt brusque. L’arrêt inconditionnel. Sous peine de mort.

Et dans cette immobilité des individus, condition nécessaire à la survie de l’espèce, le temps prend soudain une autre dimension, affectant notre représentation du réel. 30, 45, 50 jours… Quelle que soit la durée du confinement, ce dernier nous ramène à nous-mêmes. Il ne nous y condamne pas. Il nous y invite.

Hier, en me mettant à mon bureau, je me suis avisé que nous étions dimanche. Cela ne faisait pas encore une semaine que le monde avait changé. Après tout, ledit monde, si j’en crois les Écritures, a été conçu en sept jours. Notre créateur, qui n’avait pas ménagé sa peine, ne s’est reposé que le septième et je m’appétais à ouvrir un document intitulé J+5. Voilà que ma nouvelle mesure du temps, J+5 après C (comme Confinement), se retrouvait en décalage avec ma grille de lecture d’avant. Une expérience très concrète de la relativité. Mais bon… les habitudes sont tenaces et j’ai eu envie – peut-être pour la première fois depuis longtemps – de faire « dimanche »… de prendre le temps de ne rien faire. Ou plutôt si, de finir le livre qu’une amie venait de m’offrir quelques jours avant les événements, Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath, aux éditions Le Tripode.

Je venais de m’installer confortablement dans le canapé lorsque mon portable s’est mis à sonner. Il a sonné toute l’après-midi. Pour la plupart, des amis que je n’avais pas eus depuis longtemps. Depuis trop longtemps. Pas de « quels sont tes projets ? », « tu en es où ? »… Non, car dans l’expérience du temps que nous sommes en train de vivre, il semble qu’il n’y ait pas de temps à perdre. Ramenés à nous-mêmes, nous partageons l’essentiel.

Soudain, j’ai entendu des applaudissements. Il était déjà 20h, l’heure où nous rendons hommage au personnel soignant et à tous ceux qui prennent des risques, afin que en courions le moins possible. Je n’avais pas vu le temps passer.

J’ai échangé un sourire avec un jeune couple qui vit dans l’immeuble d’en face. On ne s’était jamais parlé. On s’est dit tout de suite l’essentiel : « quand ce sera fini, on boira un verre ensemble. »

Non, je n’avais pas vu le temps passer. Dans mes souvenirs d’enfance, les dimanches traînaient en longueur. Depuis, je n’avais plus jamais traité dimanche comme un dimanche. Celui-ci, le premier de l’ère du Confinement, avait littéralement filé. Et d’un seul coup, en mettant ma portion de nouilles à cuire, j’ai compris l’aporie d’Einstein : oui, c’est bien l’immobilité qui accélère le temps.

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