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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+24+25




Depuis que le monde s’est mondialisé, que le temps et l’espace ont été abolis au nom de la loi du marché et que l’hyper-connexion a standardisé la diversité des habitus culturels en un modèle de consommation unique, clic et nunc, l’humanité a paradoxalement cessé de constituer un tout pour s’atomiser en myriades d’individualités monocellulaires.

Le dispositif de confinement adopté pour freiner la propagation du covid-19 semblerait, à première vue, enfoncer le clou, puisque la moitié de la population mondiale se retrouve désormais cloîtrée et que, par nécessité prophylactique, nous devons user de toutes les stratégies possibles pour éviter d’entrer en contact avec notre prochain. Pourtant, malgré les injonctions à la distance sociale et peut-être grâce à elles, nous n’avons jamais autant éprouvé la sensation de faire monde, de partager une même réalité au même moment. L’immobilité nous rappelle au mouvement, la claustration à l’échange, la frontière à la solidarité. La menace qui pèse de la manière la plus concrète qui soit sur le devenir de l’espèce humaine aurait-elle réanimé notre humanité profonde ?

Le monde est une hypothèse de réalisation infinie dans un cadre fini, aux ressources limitées et précieuses. À J+25 après C, je constate que je n’ai jamais autant regardé la cour de mon immeuble. Pas seulement parce que le monde s’est réduit à mon périmètre immédiat, à ce qui est à portée de vue, mais parce que celui-ci est devenu une réalité vivante, moins un décor qu’un milieu, un échantillon d’humanité qui, dans son ultra-localité, contient le monde dans sa totalité.

Les premières feuilles son apparues sur les branches du figuier. Un couple de pigeons ramiers, en pleine montée de sève, nargue ma solitude à l’aube de la saison des amours. Je ne peux m’empêcher de rire en imaginant – si le protocole de déconfinement nous l’autorise dans quelques semaines – à quoi ressembleront les tentatives d’approche et autres parades nuptiales entre les animaux humains que nous sommes : un masque sur le visage, les résultats du test à la main, dans un espace public fractionné en zones de stricte circulation… le romantisme risque de prendre un sacré coup dans l’aile (pas du pigeon ramier, qui s’en contrefout, lui !). Déconfinés peut-être, mais déconfits sûrement !



Il y a encore un mois, les fenêtres de l’immeuble d’en face, à l’exclusion de celles de Marie-Paule (voir J+13) – aujourd’hui tristement closes – n’existaient pour moi qu’à l’état abstrait. Des silhouettes fugitives, des visages subreptices qu’il m’arrivait parfois d’identifier, associés à des bruits que l’on qualifie de nuisance ou de pollution sonore, mais de manière générale, dans les grandes villes, il en va du voisinage comme des transports en commun, la croisée des regards aux croisées respectives ne saurait se tolérer que de manière accidentelle, une coïncidence vectorielle que l’on s’empresse de rompre, afin de repartir chacun dans son monde.

En un mois, l’écosystème de la cour a connu de vrais bouleversements. Là comme ailleurs, la nature semble – bien modestement encore – reprendre ses droits et se déployer : les chats familiers s’étourdissent de régner sans partage sur le territoire, des oiseaux que je n’avais jamais vus s’invitent dans la copropriété, comme ce couple de pies – encore un couple ! – qui joue à « catch me if you can », sans craindre les rebords de fenêtres. Revenons aux fenêtres. Ou plutôt, arrêtons-nous dessus. À ces fenêtres ouvertes sur l’intérieur. Celles-ci ont cessé d’être abstraites et, pour la plupart, sont dorénavant dotées d’un prénom. Pas d’un nom, non. D’un prénom. Toutes générations confondues, le rendez-vous de 20h a levé les jalousies, révélé des voix, des traits dans les visages et des histoires. Il y a comme un air de comédie italienne dans cette cour naguère silencieuse et l’on hésite plus à s’interpeller d’un étage à l’autre, à prendre des nouvelles, à commenter l’actualité, à se refiler des bons plans, des recettes de cuisine, à proposer de l’entraide. Les invitations pleuvent pour la fin du confinement. Comme nous nous sommes beuglé nos numéros de téléphone, les conversations se poursuivent souvent dans la journée. On ne se surveille pas, on prend soin les uns des autres. C’est le legs de Marie-Paule.

Deux étages au-dessus de chez elle justement, habite un jeune couple (décidément…). Je les vois souvent, depuis qu’ils se sont installés, il y a de cela peut-être un an, se poster à leur fenêtre pour fumer une cigarette. Nous n’avions jamais, selon les habitus du monde « d’avant », échangé un seul mot et nous faisions mine de ne pas nous surprendre dans nos tranches ou tranchées de vie respectives. Toujours présents au rendez-vous de 20h depuis l’entrée en confinement, ils restaient discrets, un sourire aux lèvres, à contempler ce que je ne peux pas voir, les fenêtres de mon propre immeuble. L’autre soir, j’ai cru remarquer une émotion particulière sur le visage de la jeune fille et je me suis permis de lui en demander la raison. Ses cernes accusaient l’épuisement. « On est tous les deux externes et on revient de notre journée à l’hôpital Broca. C’est tellement dur. Ces applaudissements, on les prend un peu pour nous, ça fait du bien ».


Ils s’appellent Jean et Bérénice. En quatrième et cinquième année de médecine, ils font leurs premiers pas dans les services de l’hôpital public, notamment aux urgences de Cochin, en pleine crise sanitaire. Un sacré baptême du feu. Chacun semble se destiner à une spécialité différente, mais leur vocation est palpable, tout comme leur sentiment d’impuissance devant la situation actuelle. Certains jours, ils grossissent en binôme les effectifs du personnel soignant à Broca, en gériatrie. Au moment où les médias nous rabâchent que la seule protection efficace contre le virus serait la généralisation du masque ffp2, ces deux jeunes externes ne bénéficient, pour entrer en contact avec des personnes âgées, atteintes de maladies chroniques, que d’un masque chirurgical basique – un seul masque pour une journée entière, alors qu’il nous est seriné que ledit masque doit être renouvelé à chaque nouveau patient et que son efficacité n’excède pas deux heures. « Le discours sur la durée d’utilisation des masques n’a cessé d’évoluer pour justifier leur distribution au compte-goutte : de deux heures, on est passé à quatre, puis à huit… », s’insurge Bérénice, qui pour être « externe » n’en mène pas moins sa petite révolution interne et refuse de prendre son service tant qu’on ne lui accorde pas un ffp2. Leurs blouses ont souvent déjà servi, arrivent tachées ou en lambeaux. « Le pire, c’est qu’au lieu de s’en offusquer, certains responsables prétendent que le masque est inutile… Le contraire du protocole d’hygiène que l’on apprend en première année. » Le contraire de ce que la totalité de la société civile sait aujourd’hui. Pourquoi un tel déni à l’heure où il faudrait hurler pour demander des comptes ? Cette pénurie des stocks du matériel médical de base ne rend pas les soignants inutiles, elle les transforme potentiellement en agents de la contamination, en vecteurs de mort.

Cette conscience du danger qu’ils sont susceptibles de représenter en administrant leurs soins, dans un contexte d’urgence absolue, leur fait oublier celui qui les guette. En tout cas, ils ne le nomment pas. N’osent pas. Leur impuissance est notre impuissance, leur douleur aussi. Mais surtout leur colère.

Quand j’écris que nous « partageons tous une même réalité », celle-ci ne se traduit pas de la même manière dans les faits. Les inégalités sociales déterminent une inégalité criante face à la contagion. Le département de Seine-Saint-Denis pourrait servir de théorème : pauvreté + densité de population = 60% de hausse de la mortalité. Pour que d’autres puissent respecter les consignes de confinement en s’adonnant au télétravail, les habitants de Seine-Saint-Denis s’exposent physiquement en permanence : ils sont tout ce peuple de caissiers, d’aides-soignants, de livreurs à domicile qui risquent leur vie afin que nous protégions les nôtres.

Nous sommes dimanche et il fait grand soleil. C’est le jour de Pâques, symbole de la résurrection. Tandis que roucoulent les ramiers – qui à ce train, feront bientôt plein d’œufs en chocolat – la Seine-Saint-Denis continue de nous livrer, d’aider les personnes à domicile, d’assurer l’accueil dans les magasins d’alimentation.

Jean et Bérénice sont de garde toute la journée.

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