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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+13 (retour sur J+12)


À Marie-Paule André, in memoriam


« La fantaisie, ça va bien en dehors des heures de bureau et principalement le dimanche. Le dimanche, c’est toute la vie de Jean Dézert. Il apprécie ce jour que si peu de personnes comprennent. »

Jean de La Ville de Mirmont, Les Dimanches de Jean Dézert (1914)

Les Dimanches de Jean Dézert… c’est elle qui m’avait fait découvrir ce livre. Un roman aussi bref que la vie de son auteur, au patronyme pourtant démesuré. L’histoire d’un jeune homme déjà résigné à mener une vie solitaire, sans désir et sans surprise, à l’image de son appartement, dont « l’unique originalité consiste dans le peu d’élévation du plafond ». Une vie de confiné, en somme. Elle en goûtait l’ironie, le sens de l’absurde, qui en s’attardant sur les détails apparemment insignifiants de la surface, laissent entrevoir le gouffre tragique de l’existence.

C’est un dimanche qu’elle est partie. En J+12 après C. Un dimanche froid et triste, qui s’est pourtant fendu d’un rayon de soleil, pas ironique celui-là, lorsque les services sanitaires ont emporté son corps dans une housse de plastique vert.

Marie-Paule était une vieille amie. Je dis vieille amie parce que nous nous connaissions depuis longtemps. Et aussi parce qu’elle n’était plus toute jeune. Amoureuse impénitente de la vie, elle était sortie victorieuse, il y a quelques mois, d’une double invasion de voisinage et de métastases et s’était installée, en manière de renaissance, dans un appartement situé juste en face de chez moi, un étage plus bas. Dans notre cour mitoyenne, les branches du figuier garantissaient notre intimité, mais nous pouvions nous saluer – même nous parler – depuis la fenêtre de nos cuisines respectives. Bon, quand je dis que mon intimité était protégée… il faut le dire vite, surtout en hiver, lorsque les branches dudit figuier sont toutes dépenaillées. « Tu rentres bien tard », me signifiait parfois un texto comminatoire, auquel je répondais d’un cinglant : « Et alors ? »

Marie-Paule aimait les poètes, donc elle aimait les gens, la vie de quartier, le fracas parisien, le contact humain. Elle était curieuse, attentive, fidèle. J’ai fait sa connaissance en 2004, en jouant une pièce de théâtre mise en scène par et au côté de plusieurs de ses ami.e.s, qui sont devenu aussi mes ami.e.s, descendance comprise. Question amitié, Marie-Paule était un sacré agent viral ! Je ne pouvais pas m’imaginer que nous pousserions le vice jusqu’à devenir des voisins. À cette époque, elle s’était déjà éloignée de la scène et, même si je connaissais son parcours, je ne l’ai jamais vue jouer sur un plateau, pas plus que je n’ai assisté à l’une de ses mises en scène. L’art vivant est celui du présent, pour ceux qui sont présents…

Elle parlait peu d’elle-même et du passé, préférant consacrer son enthousiasme – parfois ses sentences lapidaires – au travail des autres, qu’elle suivait avec la constance militante de ceux qui savent combien une création est importante, vitale pour des artistes. Comme sont importants d’ailleurs tous les moments de la vie, les anniversaires, les naissances, les deuils, les petites joies et les grandes tristesses. Marie-Paule ne les ignorait pas. Elle était toujours là pour les autres, n’oubliait jamais de prendre des nouvelles, d’encourager, de donner rendez-vous, d’accompagner.

Elle avait écrit un très beau livre pour enfants, illustré par David Dutrinus, intitulé Gaspard et Noé à Montparnasse(Gallimard Jeunesse, collection « Giboulées », 2006), qu’elle avait offert à ma fille, en guise de cadeau de bienvenue, lorsque nous nous installâmes dans l’immeuble : une visite du quartier, à travers les yeux de son autre grand amour, les chats. Son affectueuse dédicace se terminait par : « de la part de Lili, qui aimerait beaucoup te rencontrer ». Ni une ni deux, nous fîmes la connaissance de Lili. Et par la même occasion – puisque, comme chacun sait, on habite chez son chat – de l’univers intime de Marie-Paule. Partout des livres, des tableaux, des objets de ceux qu’elle aimait ou avait aimés. Particulièrement de son ami Copi, victime d’une autre pandémie, jamais vaincue, insatiable toujours, le sida. Dans les toutes récentes pièces de sa collection figuraient, au-dessus de son piano et dans sa chambre, des dessins de ma fille, représentant Lili, à l’occasion d’un goûter ou d’une galette des rois.


Dès le début du confinement, je me suis senti rassuré d’avoir Marie-Paule un peu à l’œil, moi aussi. Même si elle était heureuse de son nouveau « chez elle », nous la savions fatiguée, fragile. Une vieille amie est un sujet à risque en temps de virus. Nos rendez-vous à la fenêtre n’étaient plus aléatoires. Ils étaient devenu un rituel. Tout comme elle ne dérogeait pas au rituel de 20h, qu’elle tenait à célébrer, non de sa fenêtre, mais au beau milieu de la rue. Les combattants savent honorer les combattants. Pomponnée, elle sortait chaque soir, sous son chapeau à fleur, aviver la flamme de la gratitude.

Hier matin dimanche, le ciel était bas et lourd, mais peu m’importait puisque le soleil devait revenir lundi avec l’arrivée de ma fille. Marie-Paule ne s’est pas présentée à la fenêtre de sa cuisine.

Lorsqu’un détachement de cosmonautes a déboulé dans la cour et qu’à travers les ratures du figuier, je les ai vus entrer dans son appartement, j’ai su que le virus avait frappé un sujet à risque de plus. Et dimanche s’est transformé en désert, sans le « z » ironique que Jean de La Ville de Mirmont avait substitué au « s » dans le nom de son personnage.

Marie-Paule aimait les poètes, les gens, la vie de quartier, le fracas parisien, le contact humain. Ce contact humain que le confinement, par nature, proscrit. Une housse de plastique vert. Vite. Et soudain, je me demande qui va s’occuper de Lili ? Comment puis-je, en proie au chagrin, accueillir ma fille et lui faire part de cet événement que la situation, pour des raisons de sécurité, annule, vide de sa signification, de sa portée ? La dernière mise en scène de Marie-Paule en 2000, Les Dits de lumières et d’amour, n’évoquait-elle pas les grands mystiques ?

Marie-Paule aimait les poètes, les gens, la vie de quartier, le fracas parisien, le contact humain. Et ils le lui ont bien rendu. En dépit de tout. Du dimanche et du désert. Car tous étaient là, chez elle, sur le palier, dans la cour et aux fenêtres. Et grâce à ses merveilleuses voisines, Lili a tout de suite trouvé une terre d’accueil.

Marie-Paule aurait goûté cette ironie, ce sens de l’absurde qui sonnent comme un triomphe : ce n’est pas Covid-19 qui l’a emportée, malgré tous les symptômes apparents, mais une crise cardiaque, suite à une vie intensément vécue.

À 20h, nous avons applaudi – il y avait plus de présents que ces derniers jours, Marie-Paule trouvait que la mobilisation faiblissait – le personnel soignant, mais aussi, comme le veut la coutume et en dépit de la situation qui rend tout deuil impossible, le départ du corps des comédien.nes.

Le virus n’a pas eu ta peau, Marie-Paule, tu pourras le dire à tes copains mystiques, là-haut, à commencer par Copi… Ça les fera rire. De ce rire saccadé qui était ton poinçon sur les détails apparemment insignifiants de la surface. Ce rire qui va tant nous manquer.

Hier soir, les branches du figuier se noyaient dans le deuil de tes fenêtres. J’avais envie de t’envoyer, à mon tour, un texto comminatoire : « tu pars bien tôt ».

Je sais que tu m’aurais répondu, avec ton humour cinglant : « Et alors ? »

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