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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Dernière mise à jour : 1 mai 2020


De l’Art et du cochon



« Là, un cochon qui court ! »

Robert Menasse, La Capitale, éditions Verdier (2017)


En 1951, le comédien et metteur en scène Jean Vilar se voyait confier les rênes du Palais de Chaillot à Paris et fondait le Théâtre National Populaire. Quatre ans auparavant, il s’était lancé dans une aventure de pionnier : créer un festival au cœur d’une ville de province sinistrée au sortir de la guerre, tentative aussi ambitieuse sur le plan artistique que périlleuse d’un point de vue financier. Le festival d’Avignon allait devenir au fil des décennies le plus grand rassemblement théâtral du monde et le T.N.P. la matrice de notre théâtre de service public. Dans son « manifeste de Suresnes », écrit cette année-là – alors qu’il mettait en place des représentations décentralisées pour les ouvriers des usines Renault – il revendiquait son action comme un bien de « première nécessité », au même titre que « le gaz, l’eau et l’électricité ». Ce combat pour rendre la « culture » accessible à tous s’inscrivait dans une dynamique de réformes économiques et sociales initiées dans l’immédiat après-guerre par le C.N.R. (Conseil National de la Résistance) – parmi lesquelles figuraient des nationalisations et la création de la Sécurité sociale, rien de moins. Protection sociale et émancipation intellectuelle allaient de pair dans le projet de reconstruction du pays.

Au soir du discours d’entrée en confinement, le président exhortait chaque français à trouver dans la culture « le sens des choses ». Et force est de constater que ce ne sont ni le discours économique ni les décisions politiques qui se sont montrés susceptibles d’ouvrir des perspectives d’avenir, aussi floues que la mise en pratique des mesures de retour à la vie civile. La « culture » est-elle un soin palliatif  des « choses » publiques ?


Je suis en guerre contre la « culture ». Ce mot est vague. Ce mot est un fourre-tout. Ce mot est politique, sans avoir jamais réussi à développer une politique véritablement culturelle. Dans son roman satirique La Capitale, Robert Menasse fait de Bruxelles et des institutions européennes l’épicentre d’une fresque à la fois désopilante et tragique, où l’errance d’un cochon (métaphore de l’artiste, en l’occurrence de l’écrivain ?) sert de fil rose entre les personnages. L’un d’entre eux est une fonctionnaire européenne ambitieuse qui, après avoir brillamment gravi les échelons du pouvoir, se retrouve mutée – sous couvert de promotion – à la direction générale de la Culture. Ce poste est en réalité dénué de prestige, d’influence et (cela va de soi) de budget. De fait, la Culture est une humiliation pour une personne carriériste. La fonctionnaire sombre donc dans la dépression. Voilà pour la « culture »…

Personnellement, je ne fais pas de la « culture ». Je suis un artiste et je pratique un art. Cette réalité vivante est à l’origine d’actes créatifs à destination d’un public le plus large possible. L’art n’est pas produit par la « culture », mais par des auteurs, des comédiens, des danseurs, des peintres, des réalisateurs, etc. Leurs œuvres intègreront peut-être, après coup, par décantation, la mémoire collective – toujours résiduelle – que l’on peut désigner comme la culture. Par définition, la culture célèbre les morts, l’art célèbre le présent. L’art déborde de toute part le cadre culturel d’une époque donnée. Il est un jaillissement qui défie la norme et le goût institué. Les tenants de la « culture » s’écriaient devant les premières toiles de Monet : « il a la vue trouble, qu’il aille donc s’acheter des lunettes ! ». Les mêmes s’extasient cent-cinquante ans plus tard devant le maître de l’impressionnisme et se précipitent aux rétrospectives.

Tel est le sens du soutien, apporté par l’État, à la création artistique. Tel fut le sens de la création du T.N.P. et, à sa suite, de tout le maillage de la décentralisation dramatique, qui couvre aujourd’hui l’ensemble du territoire français : offrir à l’artiste le temps, l’espace et les moyens financiers de concevoir une œuvre exigeante et populaire, sans avoir à flatter le goût ou les tendances du moment. Bref, de « donner du sens aux choses »…

À force de se gargariser du mot « culture », le politique a fini par instrumentaliser l’art. Et asservir l’artiste. D’ailleurs, on ne parle plus d’art. Rarement de culture.

L’artiste est devenu un prestataire de « l’animation culturelle ». Les prestataires sont indéfiniment substituables les uns aux autres. Dans le service public, les noms des comédiens ont même disparu des affiches. Ils sont matériellement absents du matériel publicitaire. Ce cher service public que l’on trouve encore trop cher. Ce service public, défendu par Jean Vilar, qui doit rendre des comptes aujourd’hui en tant qu’industrie culturelle. Le parcours d’un artiste ne se fonde plus sur sa relation au public, mais sur sa relation aux tutelles. C’est peut-être la raison d’un glissement sémantique : la noble appellation de « théâtre public » a été progressivement abandonnée au profit de celle, strictement économique, de « théâtre subventionné ». Et qui dit industrie culturelle signifie culture de l’industrie. Gestion des coûts, rentabilité. En quelques années, la notion de création, qui constituait le socle de l’art vivant, a été revue à la baisse. Seuls importent désormais les critères de production et de diffusion – c’est-à-dire d’exploitation commerciale. Il n’est plus question de prise de risque artistique, mais de risque financier. Un lent travail de sape, qui témoigne du triomphe du néolibéralisme sur les idéaux émancipateurs qui présidèrent au développement de « l’exception culturelle » à la française.

Tous les lieux de culture, publics et privés, sont fermés. Les budgets gelés. La « culture » continue pourtant de donner « sens aux choses ». L’art, même confiné, ne cesse de démontrer sa vitalité tous azimuts, s’emparant des réseaux sociaux pour créer du lien, réaliser des œuvres « à chaud », mettre des mots, des sensations, des images sur l’expérience que nous traversons. Pour ne pas laisser le silence s’installer. Non, ce n’est pas la « culture » qui agit, ce sont les artistes, les auteurs, c’est-à-dire des êtres vivants qui tentent dans les conditions de retranchement qu’ils partagent avec tout un chacun, de répondre à l’urgence, de créer des « biens de première nécessité ».

Alors, quand un président s’en remet à la « culture » pour donner du « sens aux choses », il est inouï que son ministre ne défende pas haut et fort la réalité sociale de ceux qui la fabriquent, la « culture », même privés de leur outil de travail habituel. La « culture » représente bien évidemment le patrimoine des œuvres du passé – nous relisons nos « classiques », visionnons les chefs-d’œuvre du cinéma… – mais surtout ceux qui la font vivre au présent. La manière dont l’État traite les artistes sert de baromètre à sa politique sociale en général. Depuis des semaines, le représentant de la Coordination des Intermittents et des précaires d’Ile-de-France, Samuel Churin, ne cesse de marteler cette triste vérité : sans action immédiate de la part du gouvernement, les artistes vont « mourir ». Pas nécessairement du Covid, mais de faim. La question est beaucoup plus concrète que l’annulation des événements culturels par mesure prophylactique, jusqu’à une date indéterminée. Car les artistes sont effectivement des précaires et lorsqu’ils ne peuvent pas jouer, ils dépendent des subsides de Pôle Emploi, pour lesquelles ils ont cotisé, mais qui ne leur sont versées qu’après les fameuses 507 heures – que beaucoup n’ont pas atteint lors de l’entrée en confinement. Comment sont-ils sensés tenir ?

Oui, la manière dont l’État traite les artistes sert de baromètre à sa politique sociale en général.

Les artistes ne sont pas en lutte seulement pour eux-mêmes : la catastrophe sanitaire produira une catastrophe sociale si les principes du Conseil National de la Résistance ne sont pas appliqués pour sauver tous les précaires, tous ceux – et ils sont pléthores – qui relèvent d’une profession intermittente.

Alors oui, la « culture » donne « du sens aux choses »… Au fait, que devient le cochon à la fin du roman de Robert Menasse ? Les deux dernières lignes sont éloquentes : « Il a disparu. Disparu sans laisser de traces. »

Que le gouvernement agisse maintenant pour que le « sens » continue d’en avoir après.



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