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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+38+39+40



Journal d’un déconfiné

(fragment du futur proche)


Il n’y pas eu d’après.

C’est pourtant de là que j’écris. Nous sommes en J+150 après D. (D comme Déconfinement). Selon le calendrier officiel, il s’agit du mois d’octobre, mais j’ai secrètement abdiqué cette mesure du temps parce que, pour moi, elle ne correspond plus à rien. Déjà, durant le Confinement, j’avais adopté une nouvelle notation, en J+… après C. On ne comprend le temps qu’à partir d’événements repérables qui lui donnent un sens, qui permettent de se situer sensiblement dans la durée en fonction d’un avant et d’un après.

Quel était l’avant ? Avant, c’était le Confinement. Cette période n’est pas si lointaine et pourtant, j’en viens parfois à douter qu’elle ait véritablement existé. C’était le bon temps, en quelque sorte. Un temps où l’on espérait le Déconfinement. Comment l’imaginait-on, déjà ? Ah oui… ce devait être une libération, le retour à la vraie vocation de l’existence. C’est-à-dire l’existence telle que nous l’avions connue encore avant, avant le Confinement, mais en mieux, parce que la « crise sanitaire » aurait permis une prise de conscience de tous les mécanismes structurels qui l’avaient engendrée. Tous ces vieux mécanismes mortifères, ces vieilles logiques de rentabilité et de profit, d’exploitation et de destruction qui non seulement nous pourrissaient la vie, mais avaient conduit l’humanité au bord du gouffre. Je me souviens qu’au début du Confinement, la peur de la contagion était moins forte que le désir de profiter d’un moment inédit pour faire le point, individuellement et collectivement.

Cette époque a-t-elle véritablement existé ?

La privation de l’Extérieur avait rendu aux gens le goût de la convivialité, des valeurs simples – dont un sens de l’humour potache qui nous faisait échanger des blagues, multiplier les apéritifs virtuels, etc. Les appels à la solidarité fleurissaient de partout, depuis les fenêtres et les paliers d’immeubles jusque dans le discours politique. Au sommet de l’État, il avait été dit que nous devions tirer de cette expérience unique dans l’Histoire des hommes une leçon pour l’avenir. Qu’il y aurait un avant et un après. Et chacun s’était plongé en lui-même, dans ses souvenirs, dans la lecture, dans la contemplation, afin de faire surgir l’essentiel. L’immobilité avait suscité une activité intense et un désir tout aussi intense d’en partager les fruits avec les autres. Nous passions des soirées entières au téléphone ou sur les réseaux sociaux à refaire le monde. Pas de manière révolutionnaire, non. Le temps de la politique politicienne, des utopies inaccessibles, des stratégies au conditionnel semblait dépassé. Il s’agissait de propositions simples, évidentes, nécessaires. On en était presque venu à penser que ce qui était arrivé représentait une chance pour la civilisation.

Cette époque a-t-elle véritablement existé ? L’ai-je rêvée ?

Le Confinement, c’était le bon temps, parce qu’on rêvait de l’Extérieur retrouvé. De l’Extérieur tel qu’on l’avait connu avant, mais en mieux parce que plusieurs semaines de cessation d’activité avaient réduit la pollution, laissé la nature se déployer jusque dans nos déserts de béton. Mais lorsque l’heure du Déconfinement a sonné, c’est le Confinement qui s’est poursuivi à l’Extérieur. Le Déconfinement a érigé le Confinement en règle de Vie. Le Déconfinement s’est révélé comme le vrai visage du Confinement. Ce que nous avons dû comprendre, c’est qu’il n’y aurait pas d’après. Plus jamais. Que le temps d’avant, ce n’était pas celui d’avant le Confinement, mais le Confinement lui-même.

La plupart des gens évitent d’en parler. La Crise sociale qui a suivi la Crise sanitaire a mis un terme définitif aux débats qui agitaient l’opinion durant le Confinement. Les débats étaient un réflexe du monde d’avant. Il faut croire que certains réflexes se perdent. Ou alors, les autres font comme moi, ils confient leurs pensées à un journal intime. Un journal de papier, cela va de soi. Un carnet où l’on peut s’épancher dans le secret de son confinement le plus intime. Car tous les supports numériques sont désormais contrôlés, surveillés, par décision du Comité de Salubrité publique. Les échanges sur internet, les écrits privés sur ordinateur sont devenus aussi neutres, aussi dévitalisés que la parole politique. Un pouvoir fort s’est instauré pour faire face à la catastrophe économique et sociale. De nombreuses lois ont été promulguées. Des lois dites « d’exception ». Mais l’exception a très vite cessé de se justifier pour devenir la Loi. Parmi les nouveaux crimes, rien n’est plus grave – à l’exception des comportements qui défient ouvertement les principes de sécurité dans l’espace public et professionnel, à savoir : le port du masque, les gestes barrière, la distance entre les corps, etc. – rien n’est plus grave que de prêcher la nostalgie, sentiment jugé contreproductif parce qu’il nuit au pacte de confiance qui est le garant de la consommation, donc du retour à l’équilibre économique, donc du retour à l’équilibre social. Quant à l’indignation ou à la colère, elles sont trop enfouies ou se sont enfuies, faute de pouvoir s’exprimer collectivement. Par mesure de prophylaxie, aucun rassemblement n’est toléré (si l’on ne peut plus se rendre au théâtre, comment imaginer une grève ?). Pas de censure, non, inutile, les gens se taisent d’eux-mêmes. Peut-être se sont-ils résignés ? Ou bien ont-ils déjà oublié ? On s’habitue si vite. À tout. Et personne ne prendrait le risque de se voir retirer son « autorisation de déplacement », l’accès aux droits sociaux, etc. Ils sont si nombreux à avoir perdu leur emploi – des pans entiers de l’activité humaine, que l’on avait longtemps cru de « toute première nécessité », comme la création artistique, par exemple, ont tout simplement disparu de la vie publique – qu’ils sont reconnaissants de percevoir une aide, même modeste, du Ministère du Volontariat, en contrepartie de laquelle ils acceptent n’importe quelle RPV (Reconversion Provisoire Volontaire).

Au temps du Confinement, le pacte social reposait sur la nécessité de freiner la propagation du Virus, en attendant de trouver un traitement efficace et un Vaccin. À J+150 après D., on annonce le Vaccin pour bientôt, mais cela ne suscite plus vraiment d’attente dans la population. Le mode de vie et les rapports entre individus sont devenus tellement aseptisés que l’apparition d’un nouveau virus n’inquiéterait personne. Le Virus n’est plus une menace. Le Traité de paix sanitaire n’a été que le moyen d’imposer la paix sociale. Le Déconfinement a fait de nous des êtres confinés par définition. Un mouvement appelé #MeToo2.0 encourage les femmes, et depuis peu les hommes, à dénoncer certaines situations dont ils auraient été victimes à l’Intérieur comme à l’Extérieur : main tendue par un inconnu dans l’espace public, promiscuité non consentie avec un voyageur dans un transport en commun, menace d’un visage à découvert dans le voisinage, etc. Au départ, il s’agissait seulement de libérer une parole, mais devant la prolifération des actes de délation, le mouvement s’est converti en organe civique de dénonciation des faits délictueux.

L’absence de contact, sinon dans le cadre strict de l’intimité, s’est normalisée à une vitesse qui me fait douter de ma mémoire. Voir de ma santé mentale. Cela me réveille la nuit. Il fut un temps où pour marquer son affection, on se prenait bien dans les bras ! Il fut un temps où l’on parlait à quelqu’un au creux de l’oreille. Il fut un temps où pour « boire les paroles » de l’être aimé, on approchait son visage du sien. Je tente de me raisonner. Si ces images me réveillent, c’est bien qu’elles appartiennent au monde des rêves. Et les rêves, comme la nostalgie, sont improductifs. C’est pourquoi je ne les partage avec personne et les confie à mon journal.

J’ai le souvenir tenace, trouble, entêtant d’avoir aimé des corps, des présences, des êtres, mais je ne peux me résoudre – comme la Loi l’encadre strictement – à faire une demande de « partenaire compatible » auprès du Ministère des Relations interpersonnelles. Il paraît pourtant que les Rencontres organisées par l’Algorithme ont un taux de réussite estimé à 90%. En ce sens, peu de gens semblent regretter, comme moi, le principe de rencontre aléatoire, dont l’objectif n’était pas la « réussite » en elle-même, mais l’aventure humaine.

S’agit-il encore d’une légende urbaine ? Certaines rumeurs laissent entendre qu’il existerait des groupes de rebelles, des forcenés de la vie d’avant – d’avant même le Confinement – qui, échappant aux dispositifs de surveillance informatique mis en place sur la base du Volontariat, auraient reconstitué des ilots de vie sans gants et sans masques, sur la base de la confiance réciproque. Une vie qui ressemblerait aux souvenirs qui me réveillent la nuit. Mais ils ne se contenteraient pas de cultiver la nostalgie. Au contraire. Ils expérimenteraient une vision alternative de l’avenir : vivre en communautés à la fois autarciques et solidaires. Le Dark web leur permettrait de prendre contact entre eux.

Je l’écris fébrilement au crayon sur mon journal de papier. Fébrilement, mais solennellement :

En J+150 après D., je ferai tout pour les rejoindre. Je suis prêt à m’enfoncer dans la nuit. Je veux croire, quoiqu’il m’en coûte, à la possibilité d’un après.

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