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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Éloge du postillon


« Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! qu’il était beau

Le Postillon de Lonjumeau ! »

Il est à parier que l’austère réformateur de la langue française François de Malherbe (1555-1628), dont la doctrine d’airain modela le corset du « classicisme », aurait fustigé ces vers de mirliton comme un exemple repoussoir de la rime pauvre ; sous la plume des librettistes Adolphe de Leuven et Léon-Lévy Brunswick, ils firent néanmoins la fortune de l’opéra-comique d’Alfred Adam (1803-1856), Le Postillon de Lonjumeau, créé Salle de la Bourse en 1836, grâce au morceau de bravoure intitulé « La Ronde du postillon », qui offre au chanteur interprétant le rôle de Chapelou – le fameux postillon – de grimper vocalement jusqu’au contre-ré. Pas mal !

À l’heure où le mot « postillon » ne désigne plus qu’une projection de salive indissociable de l’émission verbale – dont le « potentiel de propagation » virale pourrait s’étendre, selon le très sérieux Journal of Fluids Mechanics, jusqu’à 6 mètres, faisant dudit postillon l’ennemi public numéro 1 – il est bon de rappeler qu’il évoqua aussi et longtemps, ce mot, le conducteur hippomobile de la malle-poste – de Lonjumeau ou bien d’ailleurs. Le cocher postal a disparu au profit du postier automobile, certes. Il n’en est pas moins vrai qu’en période de pandémie, courrier papier et émission de gouttelettes se retrouvent également incriminés. Et plus encore le ténor capable de se hisser jusqu’au contre-ré, puisqu’il est techniquement impossible de chanter l’air du « postillon » sans mitrailler le public d’une gerbe de postillons. Malgré toutes les théories sur le 4ème mur au théâtre, la rampe et la fosse d’orchestre ne sont pas des cordons sanitaires suffisants. Qu’est-ce qu’une salle de spectacle, sinon un « crachoir » à ciel fermé ?


Les théâtres sont clos. Seule la servante – ampoule rudimentaire sur son piédestal bricolé – veille au milieu des ténèbres, au centre de la scène. Car même clos, les théâtres ne s’éteignent jamais. Une fragile lueur continue de brûler, dans l’attente du plein feu. Une parole gelée qui attend que des corps viennent la réchauffer, au sens propre l’animer. La servante est espoir d’une parole à venir et témoignage de son écho. Pour que la parole s’incarne au présent du soleil nocturne, pour que le théâtre ait lieu, l’acteur sue, l’acteur postillonne. La scène est un carré de bois que l’acteur ou le chanteur fertilise de sa salive. Ce que tout jeune interprète, à l’aube de sa vocation, reçoit en héritage des fantômes qui l’ont précédé, de l’écho des voix qui habitent les planches, comme un humus grâce auquel il pourra faire lever de nouvelles moissons, c’est la nécessité de « projeter » – terme aujourd’hui honni – c’est-à-dire porter sa voix au-dessus de la rampe, traverser cette frontière qui sépare la scène de la salle, pour atteindre les spectateurs. Il ne s’agit pas seulement d’être entendu d’eux, mais de les toucher. Poétiquement, bien sûr. Mais techniquement aussi. Le théâtre est ce baiser que la parole offre à chaque spectateur par la bouche du comédien. Baiser tendre, passionné, baiser vache ou voyou, il n’est pas de baiser sans don de salive. Qu’il exulte, susurre, éructe, il faut bien que l’acteur ou le chanteur excrète (Littré en bave de rage). Pas de communion du sens sans communion des haleines, des fluides corporels – parfois des gaz intempestifs. Le théâtre est une partouze, on le sait bien… Bref, une histoire d’amour sans pudibonderie ni faux-semblants : une histoire de corps en tension. L’esprit descendu dans la matière. Ou la matière fécondée par l’esprit. Ça fonctionne dans les deux sens.

Je ne me hasarderai pas à établir un coefficient de proportionnalité entre projection de salive et puissance interprétative, surtout à une époque où se généralise comme une paresse l’usage du micro hf sur les plateaux même les plus riquiqui, mais personne ne s’y trompe : lorsqu’un interprète a « mouillé la chemise », qu’il apparaît luisant de sueur au moment des saluts et remporte un triomphe, c’est bien qu’il a « tout donné », qu’il s’est « vidé »… Et la première chose qu’il fera, une fois savouré le dernier rappel, c’est de se jeter sur une bouteille d’eau pour réhydrater l’instrument. La tambouille de l’art vivant, en dépit de ses secrets, ce sont ses sécrétions. Tous les comédiens ou chanteurs que j’admire sont des geysers. Ils se reconnaîtront. Je ne les citerai pas, de peur qu’on les place à l’isolement par mesure préventive.

Les métaphores frontales abondent lorsqu’en tant que spectateur, on a été comblé, remué, malmené par une représentation. Ne s’exclame-t-on pas, titubant d’émotion sur le parvis du théâtre : « J’en ai pris plein la gueule » ! – vocabulaire peu châtié, mais ô combien plus expressif qu’un chiche « c’était intéressant » chassé du bout des lèvres comme un renvoi importun. En avoir pris plein la gueule, au sens physiologique du terme, c’est quitter le théâtre éclaboussé, humecté, imprégné, baigné, inondé, de la parole salvatrice du poète par la salive du comédien. Parfois, on s’est aussi pleuré dessus. L’émotion théâtrale, musicale, l’émotion scénique enfin se traduit par une communion de morve. L’humanité est morveuse. Et lorsqu’elle s’hygiénise jusqu’à l’âme, lorsqu’elle se met à rêver de pureté, la transparence sécuritaire n’est pas loin, avec son corolaire de ségrégation sociale et de censure.

La scène me manque. Le théâtre me manque. Le ballet me manque. Le concert me manque. Dans une moindre mesure – quoique… parce qu’on y atterrit toujours en bande à la sortie d’un spectacle – la terrasse des bistrots me manque. Me manquent tous ces lieux qui forment les maillons d’une même chaîne. Une chaîne humaine. Donc une chaîne de miasmes. La fermeture administrative de ces établissements susceptibles d’accueillir des échantillons d’humanité dans leur disparité nécessaire, souhaitable, non traçable – il est possible de maîtriser le flux d’individus dans une entreprise, dans une école, dans un magasin, mais pas dans un « bouillon de culture » – même si elle n’est que temporaire, constitue, histoire de labourer encore le champ sémantique du théâtre, une « première ».

Il suffit d’avoir écouté dimanche soir le discours aseptisé du premier ministre Édouard Philippe, énonçant d’une voix monocorde, atone, les premières pistes concernant l’organisation du déconfinement, pour comprendre qu’il est possible de causer dans le poste sans émettre un seul postillon. Un simulacre de parole dans un simulacre de corps. Une simulation parfaite, programmatique de ce que devra être un individu déconfiné dans l’espace public. Fouette, cocher, mais ravale ta salive !

Oui, une « première » funeste. D’une pièce funeste, dont il reste à espérer qu’elle tienne l’affiche le moins longtemps possible. Car même si dimanche soir son interprète refusait d’en révéler le titre, celui-ci transpirait par tous les pores du discours. La pièce s’intitule : Le Monde « d’après ».

Les théâtres sont clos, mais pas éteints. La servante y veille.
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