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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Le Sabre et l’Écouvillon


« La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. »

Jules Romains, Knock ou Le Triomphe de la médecine (Acte II, scène 3)

Avant de devenir dans les années 1960 le motif d’une chanson libertaire de Jean Ferrat, l’expression « le sabre et le goupillon » (le « sabre » représentant l’armée, le « goupillon » l’église) fut forgée par Georges Clémenceau (1841-1929), peu de temps après l’Affaire Dreyfus – dont il avait été un ardent défenseur – pour désigner la menace nationaliste qui planait sur les élections municipales de Paris. C’est le 1er juin 1900 que, dans les colonnes du journal L’Aurore, le « tigre » lacérait de sa griffe républicaine l’alliance du « césarisme » bonapartiste et du cléricalisme par cette sentence impérissable : « En ce moment, c’est la dictature du sabre et du goupillon. » – le premier asservissant les corps, le second les âmes. On ne soulignera jamais assez la puissance émancipatrice d’une bonne formule. D’ailleurs, cinq ans plus tard, le législateur promulguait, à l’initiative du député républicain-socialiste Aristide Briand, la loi de séparation des églises et de l’État. Pas mal !

La fameuse alliance que stipendiait Clémenceau est celle de la force physique, employée par le pouvoir politique, et de l’idéologie qui lui sert de fondement métaphysique dans l’opinion.

Depuis le discours inaugural de notre entrée en confinement, le « césarisme » présidentiel s’est surtout exercé dans le champ sémantique et à l’encontre du seul virus, mais il est troublant de constater à quel point, au moment où les experts échafaudent différents scénarios de sortie et que se pose la question des libertés individuelles face aux impératifs de contrôle, le contexte idéologique s’est transformé – devançant par là-même les projections de l’évolution virale.

Une amie analysait récemment l’apparition dans les médias et sur les réseaux sociaux d’un nouveau lexique, « les mots du confinement » empruntés au jargon médical. Crise sanitaire oblige, nous sommes devenus incollables sur les différentes catégories de masques de protection, récitons comme un credo la liste des gestes-barrière, dissertons sur les mérites putatifs de la chloroquine et autres traitements, guettons comme la venue du Messie l’heure où nous « aplatirons la courbe »… Parmi cette épidémie de vocables scientifiques, aucun ne s’introduit plus mélodieusement dans l’oreille que celui « d’écouvillon » – quoique sur un plan pratique, cette petite brosse indispensable au dépistage du covid-19, s’introduise plutôt dans la cavité nasale.

La parole politique, quand elle ne s’est pas absentée de l’espace public, a troqué la nomenclature économique dont elle était coutumière pour une terminologie de carabin carabinée. Tout donne l’impression que le protocole de déconfinementet l’organisation du monde « d’après » se borneront à suivre la prescription des spécialistes.

À l’heure où la société civile remet apparemment son destin entre les mains du conseil scientifique diligenté par le ministère de la Santé, je ne peux m’empêcher de penser à la fameuse phrase du docteur Knock : « L’âge médical peut commencer. »

Knock ou le Triomphe de la médecine fut représenté pour la première fois à Paris sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées, le 15 décembre 1923 – soit trois jours avant mon anniversaire, ce qui est anecdotique, et trois ans après le retrait de Clémenceau de la vie politique. Le célèbre Louis Jouvet jouait le rôle titre et assurait la mise en scène. Celui-ci raconte dans son livre Témoignage sur le théâtre (1952) qu’il ne s’attendait pas à ce que la médecine en question remporte un tel triomphe. Pour lui, cette fable de Jules Romains était certes une comédie enlevée, efficace… Il plaçait cependant tous ses espoirs dans une autre pièce de l’ami Jules, un acte unique intitulé Amédée ou les Messieurs en rang, qu’il avait programmé en seconde partie de soirée, comme « clou » du spectacle. Non seulement Amédée fut retiré de l’affiche au bout de quelques jours, au grand dam de Louis Jouvet, mais encore Knock fut-il son remède miracle, son traitement anti-faillite durant toute la suite de sa carrière. Devenu directeur artistique de Théâtre de l’Athénée, qui porte aujourd’hui son nom, il ne cessa jamais de monter des auteurs contemporains, prenant parfois de gros risques financiers. À chaque fois que les caisses eurent à souffrir d’anémie, il lui suffisait de reprendre Knock pour que la pleine santé revienne dans ses affaires. Il interpréta par deux fois le rôle dans des adaptations cinématographiques, l’une réalisée par Roger Goupillières en 1933, la seconde – restée un classique : « ça vous chatouille ou ça vous gratouille ? » – par Guy Lefranc en 1951. Il faut croire qu’à la création, Jouvet n’avait pas perçu la charge virale de cette œuvre qui, sous couvert de faire rire, dénonce la manipulation des masses et leur mise sous contrôle. Une mise en garde aussi brève et incisive qu’un coup de scalpel.

Le premier acte pourrait encore passer pour une aimable comédie. Knock débarque à Saint-Maurice, un bled paumé, où il vient de racheter la clientèle du brave docteur Parpalaid, dont l’antique automobile à double phaéton – qui, en montée, accuse de plus en plus de ratés, jusqu’à l’immobilité totale – est à l’image d’un monde révolu. Knock a tôt fait d’évaluer cette clientèle comme « nulle » ou presque, mais il entend appliquer au territoire des méthodes « entièrement neuves », calquées moins sur les préceptes d’Hippocrate que sur ceux du publicitaire austro-américain Edward Bernays (1891-1995) – qui dans son livre Propaganda (1928) allait théoriser « la fabrique du consentement » au sein des démocraties contemporaines. La formule révolutionnaire de Knock a tout du slogan publicitaire : « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. »

À l’Acte II, après avoir radiographié sociologiquement le bassin de population et dûment établi ses potentialités commerciales, le bon docteur s’empresse d’activer la « pénétration médicale » du territoire, en créant une information obsessionnelle et menaçante sur le risque des virus. De la prise de contrôle des imaginaires à celle des corps, il n’y a qu’un pas. Celui-ci est vite franchi. Lorsque Parpalaid revient, quelques mois plus tard, pour juger des progrès de son confrère, il constate, sidéré, que la majeure partie des habitants est au lit, soit à l’hôpital, soit en quarantaine, à l’exclusion bien entendu de tous ceux qui, directement ou indirectement, sont des acteurs économiques du nouvel Ordre médical. L’ensemble de la population est soumise à la loi du Diagnostic, qui seul accorde un certificat de bonne santé. Après un ultime discours qui manifeste cliniquement sa volonté de puissance, Knock peut savourer un triomphe absolu, son triomphe : le docteur Parpalaid lui-même abandonne toute résistance, s’en remet à l’avis de son confrère et va se coucher.

Lors de la première de la pièce, le farouche Clémenceau s’était déjà éloigné de la vie politique. À 82 ans, il goûtait des amours platoniques avec Marguerite Baldensperger, de quarante ans sa cadette, en rédigeant une biographie de Démosthène. Il appartenait au monde « d’avant », ses luttes s’étaient portées contre d’autres alliances. Sinon, nul doute qu’il aurait dénoncé dans la prise de pouvoir du docteur Knock, la dictature du « sabre » et de « l’écouvillon ».

Loin de moi l’intention sacrilège d’émettre la moindre critique à l’égard du monde médical et surtout du personnel soignant qui œuvre avec tant de courage et d’abnégation contre les ravages – malheureusement bien réels – du covid-19, dans les conditions d’un hôpital public qui évoquerait plutôt le contraire du « triomphe » de la médecine. La pénétration du territoire par les règles d’hygiène, le principe de précaution et le respect des prescriptions semble plus que souhaitable : nécessaire, vitale. Que l’arrogance politique en matière de santé publique ait dû le céder à la contrition atteste d’une prise de conscience cruciale, qui frappe de caducité le démantèlement du caducée. De manière globale, notre processus de guérison doit tenir compte de la vie en société, de nos habitudes de consommation, du rapport à l’environnement. Bref, il nous faut amorcer un changement de paradigme.

Mais dans ce contexte si propice à la vulgarisation scientifique, rappelons-nous la grande leçon d’un virus : à défaut de disparaître, il « mute », c’est-à-dire qu’il s’adapte, se renforce en assimilant les résistances qu’on lui impose et finit par se propager de manière plus virulente encore. Les logiques désastreuses qui ont mené le monde « d’avant » à la situation présente ne sont pas prêtes de disparaître. Aussi bien méfions-nous de leur « mutation » rapide au travers d’un discours sanitaire et de protocoles de sortie de crise qui, en s’instaurant de manière durable par crainte de la contagion sociale, feraient de nous, non des citoyens autonomes, mais des « patients » à perpétuité.

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