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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+18+19+20



Avoir onze ans à l’ère du confinement

Avoir onze ans, ce n’est pas rien.

Plus encore que la dizaine, qui clôt un premier cycle d’existence, cet âge constitue un rituel de passage. On franchit une frontière. De l’école primaire vers le collège, de l’enfance vers l’adolescence, de la prise en charge vers l’autonomie. Il y a l’ivresse de fouler de nouveaux territoires, de jouir de privilèges tout neufs ; mais celle-ci ne s’éprouve pas sans une vague inquiétude, le pressentiment qu’il n’y aura pas de retour en arrière, que s’acheminer vers l’âge adulte, c’est peut-être moins conquérir l’horizon que faire l’expérience de la perte.


Le jour de son entrée en 6ème, j’ai symboliquement remis à ma fille une clé de l’appartement. Sa mère avait fait de même. Deux clés réunies en un seul trousseau. Le sien. Deux univers distincts, séparés, dont elle seule a désormais le pouvoir de franchir la frontière. Posséder les clés signifie autre chose que passer de chez l’un à chez l’autre, c’est décider du sens à donner à ces aller-retour. C’est la possibilité de construire, en conscience, son propre univers.

Avoir onze ans et posséder les clés de chez soi, ce n’est pas rien. Un privilège tout neuf, dûment célébré par le choix d’un magnifique porte clé. Une ivresse qui ne s’éprouve pas sans une vague inquiétude, le pressentiment qu’il n’en ira pas de même avec le monde. Que personne ne vous remettra les clés du royaume. Que ces clés, d’ailleurs, n’existent pas. Que s’acheminer vers l’âge adulte, c’est faire l’expérience continuelle de frontières, concrètes ou invisibles, sans avoir la garantie de les franchir. Des frontières s’ouvrent, des frontières se ferment. Il ne suffit pas de toute une vie pour tenter de les repousser, à défaut de pouvoir les abolir.

Avoir onze ans, à l’ère du confinement, ce n’est sûrement pas rien, même si vu de l’extérieur – « l’extérieur », façon de parler, tant l’œil se repaît de la déco intérieure – cela ne ressemble pas à grand chose. À peine a-t-on goûté l’ivresse de danser sur le fil entre l’enfance et l’adolescence, de sauter à cloche-pied – enfin seule ! – sur le trottoir entre la maison et le collège, bref de jouir un peu de l’ouverture des frontières, que celles-ci se referment d’un coup. Frontières physiques. Frontières des corps. Un panneau d’interdiction soudain dressé en plein champ de l’expérience sensible : le monde a cessé de se laisser toucher pour devenir une menace omniprésente. C’est le supplice de Tantale en version hygiéniste… l’objet du désir ne se dérobe pas, il faut le refuser. Le parfum du réel est devenu antiseptique.

À quoi ressemblaient mes onze ans ?

C’était en 1985. Une année marquée dans mon souvenir par deux événements majeurs, chacun lié – quoique de manière antagoniste – à la notion de frontières. L’Union européenne s’appelait encore la C.E.E. (Communauté Économique Européenne). J’avais onze ans, mais celle-ci me devançait puisqu’elle venait d’accueillir en son sein le douzième état membre. La figure de Jean Monnet servait de frontispice à mon manuel « d’éducation civique et morale » – un cours d’une heure par semaine, dispensé par la prof d’Histoire/Géo – où j’apprenais que les accords de Schengen stipulaient la libre circulation des biens et des personnes entre les pays signataires. Au même moment, le monde découvrait la catastrophe de Tchernobyl, une crise sanitaire sans précédent due à l’explosion d’un réacteur de la centrale nucléaire. Le nuage radioactif qui s’était formé refusait catégoriquement de rester confiné à l’intérieur des frontières russes et s’en allait propager la contagion – tiens, déjà… – vers les pays limitrophes. La peur s’était instillée dans l’opinion, suscitant un début de conscience écologique.

En toile de fond, un président américain, ancienne vedette de série B se lançait dans la guerre des étoiles et la dérèglementation financière. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher, surnommée la « Dame de fer », entamait un bras de même nature avec les mineurs britanniques. Après des mois de grève, réprimée de manière sanglante, la dame au brushing inoxydable remportait une victoire significative, qui était celle du libéralisme économique. Notre Renaud « hexagonal », pris d’une salutaire montée de colère, sortait un 45 tours qui ne mâchait pas ses mots : « Miss Maggie ». J’en avais fait l’acquisition avec mon argent de poche et me le passais en boucle :

Dans cette putain d’humanité

Les assassins sont tous des frères

Pas une femme pour rivaliser

À part peut-être Madame Thatcher…

En 1985, lorsqu’on a onze ans et les paroles de Renaud sur les lèvres, le monde est sensé s’ouvrir. En fait, il me donnait l’impression de se refermer. J’entrais simultanément en 6ème et en pension. Pas par punition. Ma mère, qui m’élevait seule, avait été affectée à un poste qui nécessitait une plus grande disponibilité et de nombreux déplacements en province. Nous n’avions pas eu le choix. J’avais été habitué aux trottoirs parisiens d’un quartier populaire, je me retrouvais derrière l’enceinte tricentenaire d’un établissement religieux, sous contrat d’association. Un sacré passage de frontière. Le soir, en marchant autour de la pièce d’eau, je regardais les avions prendre de la hauteur – nous n’étions qu’à quelques kilomètres des pistes de Roissy. En y repensant, cette année de 6ème fut une expérience de confinement. J+1+2… jusqu’au vendredi soir, qui sonnait la libération : un car nous ramenait à Paris pour le week-end. J’ai gardé de cette époque une angoisse sourde du dimanche après-midi. La perspective de devoir quitter la maison vers 19h, prendre le métro pour rejoindre la station « Porte Dauphine » à l’autre bout du bout et faire les cent pas – parmi ces dames du trottoir, toujours émoustillées par la présence de tant de jeunes mâles – en attendant le départ du bus, contaminait les heures précieuses que j’aurais pu consacrer à me détendre.

Paradoxalement, je dois beaucoup à cette année-là, si ce n’est tout ce que je suis devenu. Confronté à un milieu qui n’était pas le mien, il avait fallu gagner ma place. Franchir mes frontières naturelles, repousser celles que l’on traçait devant moi. Plutôt que de me renfermer en attendant que « ça se passe », j’ai opté pour le mouvement centrifuge. À onze ans, on a encore un pied dans l’enfance et malgré l’attitude menaçante de certains de mes congénères qui voulaient paraître des « ados » avant l’heure, ceux-ci aimaient encore les histoires. Je ne me souviens plus exactement comment ça s’est fait, mais un jour, au réfectoire – nous étions répartis par tables de huit – je me suis mis à en raconter. Le temps du repas était devenu celui de la trêve. Même mes pires harceleurs écoutaient. Ainsi, comme Shérazade, les sagas que j’improvisais, retardaient d’autant mon exécution. Des années plus tard, je retrouverais ce plaisir de manier « à chaud » les ingrédients d’une histoire, captant les questionnements du moment ou les centres d’intérêt de l’auditoire, infléchissant le cours de mon récit en fonction de ses réactions, en l’occurrence d’un auditoire bienveillant : ma fille – il lui arrive encore de me demander une histoire racontée « avec ma bouche »…

Cette année-là, j’ai commencé à dire des histoires avant de les écrire. J’ai joué aussi ma première pièce de théâtre à la fête du collège. Si je suis honnête, c’est à cette expérience de confinement que je dois d’avoir rencontré mon désir.

Aujourd’hui, ma fille a onze ans.

La C.E.E. est devenue l’Union européenne et compte désormais 27 états membres. Ce chantier, qui paraissait si exaltant en 1985, est à l’heure du désamour, des bilans, des remises en question. Certains pays fantasment en pleine crise mondiale un retour miraculeux à l’équilibre économique en réinstaurant leurs frontières – qu’il avait été si difficile de lever… De fait, toutes les frontières sont bel et bien fermées, pas seulement en Europe, mais dans le monde entier, pour tenter de freiner la propagation d’un virus, plus contaminant que le nuage de Tchernobyl. La conscience écologique, elle, selon un processus inversement proportionnel, a mis trop de temps à se propager… Une frontière a été dépassée, qui est peut-être un point de non-retour.

En toile de fond, un président américain qui a troqué la série B pour les émissions de téléréalité et perpétue l’amour de son prédécesseur pour la testostérone et la dérégulation financière. Le thatchérisme semble être devenu l’autre nom de la politique, comme en a témoigné l’attitude purement répressive de notre président français face au mouvement contestataire des « gilets jaunes ».

Quant à notre « hexagonal » Renaud, eh bien… c’est presque un voisin. Avant qu’un arrêté préfectoral ne serve de prélude au confinement généralisé, je le croisais tous les jours, seul, au bistrot, le regard fermé devant un monde qui semblait avoir bu ses colères jusqu’à la dernière goutte.

Ma fille a onze ans. Et je constate que le souvenir des miens constitue un legs bien amer, en dépit du trousseau de clés. La sensation que les mots sur les lèvres n’ont rien pu contenir, rien pu endiguer et ne servent, en fin de compte, qu’à ressasser – et même plus à la terrasse d’un bistrot – la marche inexorable du monde vers le pire.


Mais avoir onze ans, nonobstant le confinement, ce n’est vraiment pas rien et même tout le contraire.

Il me suffit de voir ma fille prendre la mesure de la situation, non pas sereinement – il ne manquerait plus que ça… – mais avec calme, lucidité et détermination pour savoir que ce qui incube en elle, ce n’est ni la peur ni la résignation, mais cette chose si précieuse, si contagieuse qu’elle finira bien par trouver le vaccin aux maux de la planète : l’espoir.

Cela vaut toutes les clés.

C’est la clé.

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