« Tout se passe à l’intérieur de moi, et pourtant il me semble que je le vois de l’extérieur. »
Philip K. Dick, Ubik (1969)
Cette nuit, j’ai fait un rêve atroce.
Je m’étais pourtant couché d’humeur sereine, emportant dans mon sommeil les saveurs réconfortantes d’une conversation sur Whatsapp et d’un bon verre de vin blanc. Conversation tardive avec une amie, confinée en solitaire à la suite d’une rupture amoureuse. Nous avions évoqué, outre la manière dont chacun emploie cette période de repli propice aux bilans en tout genre, le jour où nous pourrions enfin pointer sans risque le museau hors de nos tanières respectives et troquer nos succédanés de rendez-vous via écrans interposés pour de vrais tête-à-tête. Le jour où nous pourrions jouir à nouveau et sans entrave de la présence réelle. « Ce jour-là, avait-elle prophétisé, ce sera plus dingue que la Libération de Paris ou Woodstock ! » Elle imaginait une sorte de bacchanale, où nos corps convalescents se jetteraient, éperdus et sans parvenir à satiété, à l’assaut de toutes les expériences tactiles, de tous les émois possibles. « Les gens feront l’amour sur les trottoirs, tu verras, ce sera du jamais vu. » Le XXIème siècle, au sortir de sa chrysalide sanitaire, sera priapique ou ne sera pas !
Même en temps normal, c’est-à-dire au temps d’avant C., mon amie M. a toujours été une jusqu’au-boutiste de ses propres pulsions. À la ville comme à la scène – j’adore cette expression surannée que l’on trouvait jadis accolée au nom d’une comédienne, dans les programmes de théâtre : « à la ville comme à la scène, Mademoiselle Machin est coiffée par Bidulin ou chaussée par Trucos » – elle mène croisade contre la tiédeur, les zones grises, les sentiments mitigés ou refoulés. Les adeptes du compromis, les zélateurs de l’entre-deux, les praticiens du conditionnel n’ont pas grâce à ses yeux. M. aime ou n’aime pas de manière absolue et définitive, à consommer d’urgence et sans modération – quitte à changer d’avis, comme on abjure solennellement une religion. Gare aux amateurs des tons pastel ! Son nuancier – s’il existe – se situe entre rouge vif, vermillon et écarlate.
Oui, cette conversation avait été revigorante et je dois reconnaître que la perspective d’une épiphanie en forme d’orgie ininterrompue rendait la pilule de la claustration soudain plus digeste, surtout avec une ultime lampée de vin blanc.
Je m’étais donc endormi, l’esprit bondissant vers des lendemains qui chantent… et plus si affinités.
Dans ce rêve précisément, je me réveillais.
Je savais qu’aujourd’hui était un jour particulier. Il était le jour tant attendu qui marquait la fin du confinement. La joie me tirait hors du lit, des refrains se bousculant sur mes lèvres et hop… j’accomplissais deux ou trois saltos – dans les rêves, tout est possible – en direction de la cuisine. Après avoir avalé d’un trait un café aux arômes pleins de promesses, je décidais de sortir – sans prendre la peine de m’habiller – à la rencontre de mes semblables. Par la fenêtre grande ouverte, le soleil resplendissait comme au premier matin du monde.
En passant devant la poubelle, j’y balançais négligemment mon téléphone portable, cet ustensile devenu incongru qui, dans ma nouvelle vie, ne me serait plus d’aucune utilité. En effet, le souvenir de cette période d’enfermement nous avait tous rendu allergiques à la virtualité. Nous n’avions faim que de réalité. De distances à parcourir à pieds, de corps à arpenter en long en large et en travers, de matières à explorer de la langue et des doigts comme des nouveaux nés. Nul besoin d’emporter un portefeuille puisque, dans ce monde accouchant d’un monde nouveau, l’argent n’avait plus cours. Plus personne n’en avait. L’économie s’était effondrée, sauf pour quelques profiteurs – les étrangleurs du monde « d’avant » – qui s’étaient empressés de racheter toutes les valeurs, croyant étendre encore leur monopole. Or, à force de monopole, ils s’étaient retrouvés tous seuls à jouer au Monopoly en circuit confiné. On avait inventé un nouveau moyen d’échange : le paiement en nature. Des baisers, des câlins, des embrassades. Et plus si affinités… Un étalon en or !
Je sortais donc, en ce premier matin de la fin du confinement, entièrement nu et le membre en alerte, prêt à faire « ma part » – comme le colibri de Pierre Rabhi – pour féconder notre humanité toute neuve.
Mais une fois sur le palier, je me réveillais une deuxième fois.
C’était un jour particulier. Le jour qui marquait la fin de mon confinement. Depuis quelques semaines, l’État avait planifié le retour progressif à la vie civile, par tranches de population – en commençant par les actifs « prioritaires » – et selon une procédure strictement contrôlée. Les déplacements des individus devaient correspondre à un trajet précis, minuté, dûment justifié auprès des autorités (raison professionnelle, familiale ou de santé). Tout contact direct avec une personne étrangère à la cellule familiale était proscrit par la loi. Une tenue de sécurité obligatoire devait être retirée à l’antenne militaire la plus proche du domicile, dès réception informatique de l’autorisation de sortie de confinement. Tout contrevenant au port de ladite tenue, ainsi que tout comportement outrepassant les règles de distance sociale, était passible d’une période de quarantaine, de durée variable, au sein de camps disciplinaires, dont le but avoué était moins la décontamination que la rééducation de l’individu. Durant cette période de quarantaine, le nom du criminel était diffusé, en même temps que sa photo, ses coordonnées personnelles et professionnelles, sur les réseaux sociaux, ainsi que sur tous les canaux d’information officiels. Il se voyait donc frappé d’indignité publique. Cet opprobre rejaillissait sur sa famille, qui perdait en conséquence et en fonction des faits reprochés, un certain nombre d’avantages sociaux : droits d’accès des enfants à l’école, à l’hôpital, aux biens de consommation, etc. Au bout de deux récidives, les contrevenants aux lois d’exception sanitaire et de contribution volontaire obligatoire au redressement de l’économie, étaient mis au pilori. Une fois par semaine, les individus bien notés obtenaient le privilège de venir en famille « tousser et cracher des gouttelettes » à la figure des condamnés, qui avaient mis en péril le nouveau modèle de société baptisé « Le monde d’après ».
Je venais de recevoir mon autorisation de sortie pour me rendre à l’antenne militaire du boulevard Raspail. Mon trajet serait suivi par géolocalisation, afin que je puisse recevoir des consignes précises en cas de trafic piétonnier.
Une fois sur le palier, heureusement, je me suis réveillé pour de bon.
Pour combien de temps ?
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