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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+14+15




« Papa ? J’ai une question… »

Depuis que ma fille est en âge d’en poser, des questions – et la curiosité, si tant est qu’on l’encourage, se transforme très tôt en processus viral – je guette avec délice cette formule de sollicitation : « Papa ? J’ai une question… » Car la question en question n’est jamais anodine. Elle révèle le champ de préoccupation du moment, le noyau à partir duquel toutes sortes de pensées vont bourgeonner, puis éclore, affectant possiblement sa représentation du monde. Durant les quelques secondes de silence que symbolisent les points de suspension, se produit chez moi une modification chimique : au titillement d’excitation succède instantanément un tiraillement d’anxiété. Le temps de me rappeler qu’une fois la question posée… il faudra bien que je fournisse une réponse. D’autant que, la plupart du temps, ce n’est pas la question de surface qui importe, mais bien la question qui se loge sous la question. C’est cette question-là qu’il s’agit de percevoir, la vraie question, qui est comme la partie immergée de l’iceberg. La meilleure technique consiste à ne pas répondre tout de suite, mais plutôt à renvoyer la balle :

« Toi, tu en penses quoi ? »

En général, ça ne loupe pas. Non seulement l’enfant possède la réponse à la question qu’il vient de poser – qui servait d’entrée en matière, de mise en relation – mais encore délivre-t-il les enjeux de son questionnement véritable.

« C’est vrai que les dinosaures ont disparu à cause d’un virus ? »

Costaud. Surtout à l’heure où, l’œil déteignant sur la joue, je tente de dérouiller mon cortex préfrontal, afin qu’il me permette d’assurer, le moins mal possible, mes fonctions exécutives, à savoir la préparation du petit-déjeuner, avant que ma fille n’entame son premier cours en visio-conférence de la journée. Et ce matin, je dois bien avouer que mes fonctions cognitives dites « supérieures » avaient du mal à connecter entre eux les ingrédients nécessaires à la confection d’un chocolat au lait, ingrédients pourtant rangés dans les régions dites « supérieures » des placards de la cuisine et du réfrigérateur.

« Toi, tu en penses quoi ? »

Pas de quoi être fier de ce renvoi de balle. Pas de quoi prétendre à la fine-fleur de la pédagogie. Juste une manière de gagner du temps et de parvenir à mettre en relation le cacao en poudre (de qualité dite « supérieure » lui aussi) et la brique de lait.

Lorsqu’elle était en primaire, nous avons connu notre période « dinos ». Tricératops, ptérodactyles et autres diplodocus faisaient partie de la famille. Coloriages, jeux de cartes, figurines envahissaient notre espace vital. De fait, ils étaient au programme. Nous nous sommes passionnés pour leur apparition, leur évolution tout au long d’un règne sans partage et finalement, pour leur extinction, il y a 66 millions d’années. Ce qui ne nous rajeunit pas. Ou plutôt si. Car les « dinos » nous rappellent que l’aventure humaine est jeune au regard de celle de l’univers. Et fragile. Surtout lorsqu’elle s’acharne à bousiller ses moyens de subsistance.

Selon de récentes recherches scientifiques, le fameux astéroïde qui, en percutant la terre il y a 66 millions d’années, a bel et bien changé le cours du destin, n’est pourtant pas responsable de la disparition des dinosaures. Un virus les aurait décimé avant lui.

« Tu penses que l’espèce humaine pourrait disparaître à cause du virus ? »

Dans les circonstances que nous traversons, la pédagogie connaît elle aussi des mutations rapides. Dues à l’accélération des prises de conscience. À 8h du matin, en l’occurrence, nul besoin de chercher la question sous la question, de sonder précautionneusement l’informulé. Tout de go après les dinosaures, l’avenir de l’humanité…


En J+15 après C, ce n’est pas une question à 100 balles. C’est la question qui tue.

Le virus ne fait pas partie du programme de 6ème en Sciences et vie de la Terre. La cellule, oui. Nous avons donc tenté ensemble une définition de la chose. Si les virus existaient au temps des dinosaures, c’est qu’ils sont contemporains de la vie elle-même. L’histoire du monde, d’un point de vue microbiologique, est une histoire d’agression et de survie.

Un virus en soi, ce n’est pas très sophistiqué. C’est même tout ce qu’il y a de plus rudimentaire. Aucun don, aucun talent, aucune créativité personnelle, sinon de jouer les parasites en s’infiltrant dans les cellules d’un organisme sain pour détourner leur énergie à son profit. Un peu comme le copain à la ramasse qui, sous prétexte de rester « juste une nuit », s’incruste chez vous et vidange toutes les ressources du foyer sans jamais contribuer à quoi que ce soit. Il engraisse, il prospère, tandis que tout se détraque. En général, on finit par foutre le copain dehors avant l’explosion de la cellule familiale.

Dans le cas des virus, malheureusement, une fois la cellule infectée, non seulement celle-ci perd le contrôle, mais aussi l’espoir d’échapper à la destruction. Le copain parasite peut vider votre frigo et votre compte en banque, il a tout de même l’obligeance de ne pas se reproduire dans tout l’immeuble – quoique... Le virus, lui, détourne la machinerie cellulaire afin de se répliquer et d’assurer sa pérennité. Il transforme l’organisme qu’il contamine en agent de contamination, capable de propager à son tour l’infection et d’assurer sa survie. Si rien ne vient le contrer, il détruit tout. Et une fois qu’il n’y a plus rien, il meurt à son tour.

D’où l’importance pour l’organisme, comme pour un couple sain avec certains copains à la ramasse, d’apprendre à identifier l’intrus afin de réagir en fabriquant des anticorps. Dire non. C’est ce qu’on nomme le système immunitaire.

Nous en avons conclu qu’au temps des dinosaures, il n’y avait pas de recherche scientifique, donc pas de vaccin. Pas d’hôpital non plus, pas de médecin. On n’avait même pas identifié les virus. Alors, comment s’en protéger ? On imagine mal le diplodocus se laver les pattes en chantant deux fois « joyeux anniversaire », ni le tricératops enfiler son masque avant d’aller aux commissions. Bref, nous avons conclu de cette conclusion que l’espèce humaine avait les moyens de venir à bout du virus. Il était temps, car ce fut l’heure d’allumer l’ordinateur pour assister au cours de maths.

Je ne pouvais plus penser à autre chose. Au parallèle si frappant que l’on peut établir entre le fonctionnement d’un virus et celui du système économico-politique mondial que Covid-19 vient de perturber. Ils sont de même nature. Le néo-libéralisme est-il autre chose qu’une unité rudimentaire qui, pour assurer sa survie, se nourrit du corps social et des ressources de la planète, tendant à les épuiser, jusqu’à extinction ? Il ne produit rien. Ne créé rien. Il détruit. Ce virus est le plus pathogène de tous, qui a réussi à pervertir un système immunitaire d’exception – l’Histoire, la culture, les progrès scientifiques ne sont-ils pas les meilleurs anticorps de la civilisation ? Il s’est répliqué dans nos activités et dans nos consciences au moyen d’un discours logique, agressif, obsessionnel (réductions des coûts, compétitivité, etc.), détraquant pour mieux les éradiquer tous nos dispositifs de résistance (les hôpitaux, l’enseignement, la culture), faisant de chaque individu, à son corps défendant – même le plus réfractaire – un agent contaminant.

Le covid-19 est venu interrompre ce processus. Virus contre virus. On aurait pu croire, à entendre nos responsables dans les premiers jours du confinement, qu’une leçon était tirée, que la priorité du monde « d’après » serait la restauration de ses défenses immunitaires, envers et contre la logique d’un système qui avait bien failli le mener à sa perte.

Cependant, que laissent augurer les récents appels à la résilience, au sens du sacrifice ? Peut-on parler de solidarité lorsqu’on demande au corps social exsangue de céder encore un peu plus de sa marge immunitaire : allongement du travail jusqu’à 60h ? Cet ultime décapsulage de la protection sociale, face au serment d’Hippocrate, semble un serment bien hypocrite.

Oui, le virus est toujours actif, il se sert sans vergogne des symptômes qu’il a déclenché pour justifier sa propagation et réclamer toujours plus de contrôle sur nos vies. On connaît la rengaine, pour le coup nous sommes vaccinés : au nom de la sécurité, verrouillons un peu plus les libertés fondamentales ! Les « mesures d’exception », une fois prises, deviennent les nouvelles règles, ainsi que le soulignait Giorgio Agamben.

Alors, tentons de faire bon usage de ce confinement. Profitons-en pour reprendre des forces, pour restaurer individuellement nos défenses immunitaires. Nous risquons d’en avoir besoin collectivement « après ». Annie Ernaux a raison de dire dans sa lettre ouverte au président de la république que la crise sanitaire n’est pas une « guerre ». En revanche, il y en aura une à mener « après », s’il on ne veut pas que le monde « d’après » ressemble à celui « d’avant », en pire.

Sinon, le virus finira par l’emporter et nous disparaîtrons comme les dinosaures, sans nul besoin – n’en déplaise au film magnifique de Lars Van Trier, Mélancholia – de l’aide d’un astéroïde.

J’ai fini mon café, tandis que ma fille suivait son cours de maths. Soudain, je me suis vu de dos dans la glace en pied du salon. Elle avait réussi à me coller deux poissons d’avril !

Tant que les enfants nous colleront des poissons dans le dos, notre système immunitaire ne sera pas complètement fichu.

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