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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+10+11

« Pandémie. Une maladie qui gagne le monde entier comme un raz de marée. Oui, en Chine, presque chaque année, on voit surgir une maladie nouvelle et intéressante – c’est la pauvreté qui fait ça – mais jusqu’à présent aucune n’a eu le succès de la maladie de Tcheng. »

Karel Capek, La Maladie blanche, Acte I, scène 2


La vie claustrale, c’est un peu comme la cuisine de mamie, ça mijote.

Au sens propre d’abord (voire très propre, puisqu’il est recommandé de passer un savon aux victuailles en revenant des courses), c’est le moment idéal pour replonger dans les grimoires familiaux et mitonner l’un de ces délectables plats ménagers, dont le secret tient essentiellement au temps de cuisson, incompatible avec celui que nous imposait l’Agenda, dans la vie d’avant.

Au sens figuré ensuite, car en vase clos comme dans une cocotte-minute, nos pensées ont tendance à suivre le protocole de cuisson du bœuf à l’estouffade : imprégnation lente, obsessionnelle des ingrédients, à feu doux et à couvert. Malheureusement, ce qui fait la gloire de la daube ne s’applique pas toujours au domaine de l’esprit, surtout s’il trempe dans le bouillon de l’information en continu. Foin de la profusion aromatique et autres explosions de saveurs ! En fin de journée, la matière grise semble plus que jamais mériter son nom. On ne sait plus que penser. On ne sait plus penser. Bref, il n’est pas bon pour le cerveau de trop mijoter dans l’actualité. Fin de la métaphore culinaire.

Depuis quelques jours, on ne parle plus que de « ça ». « Ça » est la fameuse molécule du professeur Raoult, microbiologiste marseillais que certains détracteurs accusent d’être un apprenti sorcier – et il faut bien avouer que son look évoque davantage un Dumbledore qui se serait déguisé en motard « moldu » pour passer inaperçu aux funérailles de Johnny, que l’archétype du patron d’IHU. Cette « molécule miracle » n’est d’ailleurs pas apparue d’un coup de baguette de Sureau, puisque l’hydroxychloroquine (pas facile à prononcer lorsqu’on veut jeter un sort) servait jusqu’alors, nous dit-on, à traiter le paludisme et la polyarthrite. En quelques heures, en raison de l’espoir thérapeutique qu’elle a fait naître, elle est devenue un objet de convoitise mondiale. Les stocks ont été dévalisés. En résumé, il ne fait pas bon avoir le palu ou des rhumatismes à J+11 après C.

Dans le principe, on ne peut que souhaiter que ladite molécule vienne à bout du Coronavirus. Qui s’en plaindrait ? Encore faut-il que l’urgence médicale s’accorde un tant soit peu à l’éthique scientifique. Histoire de ne pas faire n’importe quoi. Ce qui frappe, c’est l’essor viral de la pensée « magique » autour de ce produit. Et de son inévitable corollaire de discours complotistes, parfois tenus par des élus de la République. Devant cette déferlante, on voudrait pouvoir brandir sa baguette et jeter quelques Silencio bien sentis (pas besoin d’avoir fait Poudlard ni d’être arrivé au bout de la saga d’Harry Potterpour comprendre qu’il s’agit-là d’un sortilège de mutisme).

Hier, après l’avoir laissé mijoter trop longtemps, j’ai fini par retirer mon cerveau de la cocotte de l’info. Il était temps. C’est ainsi que, par une coïncidence véritablement miraculeuse, j’ai plongé dans la lecture de La Maladie blanche, une pièce de théâtre de Karel Capec, aux éditions La Différence. Il n’y a pas à dire, le meilleur remède pour se prémunir contre une épidémie de connerie, c’est un bon auteur…

Karel Capek (1890-1938) est l’un des fleurons de la littérature tchèque. En France, on le connaît essentiellement grâce à un roman, La Guerre des salamandres (1936), ainsi qu’à l’opéra de son compatriote Leos Janacek, intitulé L’Affaire Makropoulos (1925), qui s’inspire d’une de ses œuvres. Tête de proue d’une génération qui venait de gagner son indépendance au sortir de la première guerre mondiale, Capek se nourrit des grands mouvements esthétiques modernes (cubisme, surréalisme, futurisme) et trouva son terrain de prédilection dans le genre contre-utopique et la science fiction. Son talent visionnaire s’exprima dans tous les domaines : il fut à la fois journaliste, romancier, essayiste, auteur de contes pour enfants, poète, dessinateur, scénariste pour le cinéma… Pour l’anecdote, il fut même l’inventeur d’un néologisme promis à un grand avenir, le mot « robot » (à partir d’un radical slave signifiant « travail »), popularisé par sa pièce de théâtre R.U.R. (1920) et adopté dans toutes les langues du monde. Antonin Artaud y tenait le rôle de l’un des robots, lors de la création à Paris au Théâtre Hébertot, en 1924. Pas mal !

Défenseur acharné de la démocratie et de l’humanisme, Capek tenta, dans ses dernières œuvres, de mettre en garde contre l’épidémie d’intolérance et de nationalisme qui se propageait en Europe. Sur un mode dystopique et allégorique, La Guerre des salamandres raconte la prise de pouvoir totalitaire du monde par un peuple de bestioles initialement inoffensives. Les hommes ayant décidé de les « éduquer » afin de pouvoir les utiliser à leur profit, les salamandres connaissent une évolution rapide, s’émancipent de leurs maîtres et finissent par les menacer. On retrouve les thèmes fondamentaux de l’auteur : exploitation insensée de la nature, mondialisation économique… des choix politiques qui conduisent possiblement, sinon logiquement à l’extinction de l’espèce humaine.

Dans La Maladie blanche, écrite l’année suivante, la population est atteinte d’une sorte de lèpre aux conséquences mortelles, désignée sous le nom de maladie de Tcheng – déjà la Chine… De manière ironique, celle-ci ne touche que les individus âgés de 45 ans et plus. Un certain docteur Galen (possible référence au médecin grec de l’Antiquité qui, avec Hippocrate, fonda les grands principes de la médecine européenne en s’appuyant sur « ses deux jambes », la raison et l’expérimentation) déclare soudain avoir trouvé le remède. Un remède miracle, cela va sans dire. Mais contrairement à son homologue contemporain, le professeur Raoult, Galen refuse catégoriquement de livrer sa molécule secrète et de soigner les riches et les puissants, responsables selon lui d’un système plus malade encore, tant qu’ils n’auront pas unis leurs efforts pour que la paix mondiale soit assurée. Dont acte. L’incorruptible docteur devient le bienfaiteur des indigents, qu’il considère comme des victimes et la bête noire des puissants, principalement du chef de l’état (le Maréchal) et de l’armateur Krüg, dont les intérêts convergent. Mais puisque l’épidémie menace lesdits intérêts, évidemment liés à l’imminence de l’entrée en guerre, despote et armateur se disent prêts à débloquer en urgence des sommes colossales pour la recherche. Galen campe néanmoins sur ses conditions, tenant l’équilibre entre l’épidémie nationaliste qu’il a la volonté d’endiguer et l’épidémie virale qu’il a le pouvoir de soigner. Son attitude pose en elle-même une question simple : pourquoi guérir les effets d’un mal si l’on refuse de s’en prendre aux causes. Le naïf !

Les pouvoirs résistent, discréditent ce simple soldat de la médecine et tentent de calmer la population en refourguant sur le marché de la poudre de Perlimpinpin (oh, elle est délicieuse à placer celle-là), bref du placebo. Jusqu’au jour, où le Maréchal et Krüg sont atteints à leur tour de ce mal inexorable. Ils ne prennent conscience de l’ignominie de leur logique mortifère qu’au moment où leur propre vie est en jeu. La peur de mourir pousse le Maréchal à accepter les conditions de Galen : signer une paix sans concession et durable. Mais il est trop tard. Le système se referme sur eux comme un piège : la foule, galvanisée par les discours belliqueux de son chef, massacre le médecin sur les marches du palais.

Oui, on ne peut que souhaiter que l’hydroxychloroquine tienne les promesses du professeur Raoult et permettent de résorber la pandémie. Mais je doute qu’elle soit la panacée aux maux structurels dont le monde souffre et que le Coronavirus, non en tant que cause, mais en tant qu’effet, n’a fait que révéler – s’il en était besoin… – de la manière la plus virale qui soit.

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