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Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Je nous vois déjà dans vingt ans. Tous enfermés chez nous. Claquemurés (j’adore ce verbe, et ce n’est pas tous les jours qu’on peut le sortir pour lui faire faire un petit tour). Les épidémies se seront multipliées : pneumopathie atypique, peste aviaire, et toutes les nouvelles maladies. Et l’unique manière d’y échapper sera de rester chez soi. Et puis il y aura toujours plus de menaces extérieures : insécurité, vols, attaques, rapts et agressions – puisqu’on aura continué de s’acharner sur les (justes) punitions en négligeant les (vraies) causes. Et le terrorisme, avec les erreurs à répétition des Américains, sera potentiellement à tous les coins de rue. La vie de « nouveaux prisonniers » que nous mènerons alors sera, non seulement préconisée, mais parfaitement possible, et même en grande partie très agréable. Grâce au télétravail qui nous permettra de bosser à la maison tout en gardant les enfants (qui eux-mêmes suivront l’école en vidéo-conférence). Grâce à internet qui nous épargnera bien des déplacements, on n’aura plus besoin ni de poster les lettres, ni d’acheter un journal « physique », ni d’aller faire la file dans les administrations. La télévision sera plus que jamais le loisir numéro un, et le projecteur DVD aura répandu le cinéma à la maison. (…) Dans les rues, il ne restera plus que des chiens masqués qui font leur petite promenade (pas de problème, sans voiture), et du personnel immigré sous-payé en combinaison étanche, qui s’occupera de l’entretien des sols et des arbres. D’autres s’occuperont de la livraison de notre caddy de commandes à domicile. Alors nous aurons enfin accompli le dessein de Big Brother. Nous serons des citoyens disciplinés, inoffensifs, confinés, désocialisés. Nous serons chacun dans notre boîte. Un immense contingent de « je » consommateurs inertes. Finie l’agitation. Finie la rue…

Je pourrais être en train d’écrire ces phrases, à quelques détails près. C’est pourquoi je me suis gardé de les mettre entre guillemets. Pour faire durer le trouble que ne manque pas d’infuser à la lecture l’emploi du futur. Mais il est temps de restituer lesdits guillemets et de rendre à César les mots qui sont les siens. Ou plutôt à Marc Moulin, qui nous les adresse, avec une effroyable lucidité, depuis l’année 2003 (soit -17 avant C).

De ce côté-ci des Ardennes, Marc Moulin (1942-2008) est surtout connu pour son œuvre musicale, notamment au sein du groupe de jazz fusion Placebo, dont il fut le fondateur, et du groupe électronique Telex. Pianiste et compositeur, il s’illustra également par plusieurs albums solos. Trois d’entre eux, dont Top secret (2001) figurent dans le prestigieux catalogue du label Blue Note, qui compte des artistes tels que Sidney Bechet, Norah Jones, Thelonious Monk, John Coltrane et Miles Davis (la liste ne saurait être exhaustive pour cause de surcharge virale en matière de talent).

Question raison sociale, ce serait déjà bien suffisant. Néanmoins, pour les sujets du royaume de Belgique, le nom de ce prolixe touche-à-tout évoque ses nombreuses activités d’animateur et de producteur radio, d’humoriste et de chroniqueur. Durant quelques années, il livra chaque semaine aux lecteurs de Télémoustique (l’équivalent belge de Télérama) sa vision de l’actualité, sous le titre : « les humoeurs de Marc Moulin ». Le texte ci-dessus provient de l’une de ces fameuses chroniques.

Fils du sociologue et écrivain Léo Moulin et de la poétesse Jeannine Moulin, Marc Moulin (ça en fait des Moulin ! De quoi donner le tournis à don Quichotte et le faire tousser dans sa Manche natale !) se trouve être – roulement de caisse claire – le père de ma voisine et amie Corinne – coup de cymbale. Une émigrée belge, donc. Mais on ne choisit pas toujours ses voisins et, lorsqu’ils deviennent vos amis, il est trop tard…

Nonobstant, Corinne est, entre autres mérites, la « metteuse en page et en ligne » de ce journal. À distance, comme il se doit. Qu’il me soit permis de lui rendre, selon la formule consacrée, un vibrant hommage. Cette tâche amicale l’occupe tout de même une à deux heures par jour. Le reste du temps, lorsque nous ne prenons pas l’apéritif via écrans interposés pour commenter l’état du monde et/ou de mon inspiration, elle vaque, ainsi que la majorité des confinés, à ses occupations du moment : télétravail, vie scolaire des enfants par visio-conférence, expéditions masquées pour assurer le ravitaillement, etc. Et durant les maigres loisirs que lui concède l’emploi du temps – foutrement chargé – de nos vies soit disant végétatives, elle s’adonne au tri compulsif, aux descentes en rappel dans les albums photos et autres archives familiales. Nous en sommes tous là. Quand on ne sait pas de quoi sera fait demain, on a tendance à se rapprocher de ce qui était hier.

C’est ainsi qu’elle a exhumé cette chronique paternelle, qui d’un coup d’aile (elle me pardonnera l’expression, la Moulin) balaie le temps qui nous sépare d’elle (re-coup de cymbale). En prophétisant la situation de « demain », Marc Moulin désignait exactement celle que nous connaissons aujourd’hui. Il esquissait ce portrait du confinement généralisé à un horizon de vingt ans. Il est terrifiant de constater que nous avons même trois ans d’avance. Pas encore tout à fait, car la chronique est datée du 27 avril.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, seul l’humour belge et le jazz fusion connaîtront une expansion virale.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, l’expérience de ce confinement planétaire imprévu et violent, déjouera les prédictions d’un confinement progressif et « consenti », ce mode de vie que les promoteurs de l’asservissement consumériste et autres chantres de l’individualisme sécuritaire nous inoculent par intraveineuse.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, cet avant-goût de société nous aura inspiré un dégoût définitif. Et donc, rendu la faculté de goûter.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, cette vie en points de suspension ne sera pas devenue notre point d’arrivée, mais que nous aurons tout fait pour y mettre un point final.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, le monde convalescent prendra le soin de se rééduquer. Ce ne sont pas les bons médecins qui manquent, il suffit de les écouter.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, nous aurons appris à agir sur les causes et pas seulement sur leurs effets.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, le souvenir d’avoir été des corps séparés nous donnera le courage de faire corps.

J’ose espérer que dans les trois ans à venir, le temps que nous venons de perdre nous aura permis de le gagner.

J’ose espérer que, dans les trois ans à venir, nous ferons tout ce qui est humainement possible pour démontrer à Marc Moulin qu’il avait tort.

Et donc, en fin de compte, raison.

« I am you though you might think I’m strange

I am you use your brain for a change

I am you… I am you

I am you though you might think I’m not

I am you each other all we got »

Marc Moulin, « I am you », chanson titre de son ultime album solo, I am you (2007)

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