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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+8





« Les efforts sont vains ; il faut remettre la partie et séjourner ici malgré moi : c’est une étape militaire. »

Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre (Chapitre XIII)

En temps normal, je marche plus ou moins 10 km par jour.

« En temps normal », « d’habitude »… Je veux dire au temps d’avant, lorsque le principal souci en sortant prendre l’air n’était pas le virus, mais bien l’indice de pollution. En -… avant C (C comme Confinement, Covid ou Coronavirus) donc, je marchais beaucoup, privilégiant ce moyen de locomotion, dès que cela était possible, à tout autre mode de transport en surface ou souterrain.

En changeant de téléphone il y a quelques mois, j’ai fait un bond dans la modernité en découvrant sur mon écran toute une théorie d’applications (d’appli(s), pardon !) aussi indispensables qu’inutiles, mais surtout invasives. Un téléphone portable, c’est « l’œil de Moscou » ! Il vous scrute, vous paramètre, vous dialyse et vous vivisectionne (Littré, au pied !) dans vos moindres faits et gestes. En gros, un téléphone ne vous relie plus au monde, il vous aliène à vous-même. Ainsi de l’appli « santé », reconnaissable à son icône immaculée frappée d’un cœur rouge, qui mesure en temps réel le nombre de pas que vous effectuez dans une journée. Ces données se trouvent subdivisées en catégories (marche, course, nombre d’étages) et converties en graphiques, comparant vos performances à la semaine, au mois, à l’année (après, je ne sais pas, cela ne fait pas encore un an). Le pire, c’est que l’appli ne s’en tient pas à livrer des chiffres ou des courbes bruts, elle se permet des commentaires, du genre : « vous avez moins marché et couru cette semaine que la semaine dernière »…

Je t’emmerde !

Bien sûr, me direz-vous, rien ne m’oblige à consulter cette appli. Je pourrais la laisser recenser, compiler, collationner mes mouvements avec une parfaite indifférence, comme le faisait Crystèle V., ma voisine de devant en CP, tandis que je multipliais grimaces, singeries pour tenter de capter son attention. En vain. Zéro regard, mais des punitions et des mises au piquet à répétition.

Pourquoi ne pas prendre exemple sur Crystèle, dédaigner cette appli et l’envoyer moisir au piquet ?

L’aveu me coûte… Je suis devenu accro. Sans pousser jusqu’au vice de certains, qui passent leur temps à analyser leur rythme cardiaque, leur taux de glucides et j’en passe. Mais accro tout de même. J’apprécie de constater, en fin de journée ou en fin de semaine, que ma courbe a levé le nez. Dans ces cas-là, Crystèle (euh, oui, la fréquence de nos rapports, j’ose dire l’intimité que nous partageons l’appli et moi, m’a conduit à lui donner un prénom, alors j’ai opté pour un prénom résiliant), semble encourager mon endurance : « Vous avez parcouru en moyenne une plus longue distance que les jours précédents en marchant et en courant. »

Si, à l’inverse, mes performances accusent une baisse, j’éprouve à son égard un sentiment de culpabilité, comme si j’avais trahi ses attentes. Je me justifie, me cherche de vagues excuses : « tu n’as pas tout mesuré, ce fichu portable ne m’accompagne pas en permanence, je suis un être libre et j’ai besoin parfois de retrouver un peu d’indépendance. » Rodomontades ! L’œil de Crystèle me perce à jour – à l’instar de celui qui, dans la tombe, regardait Caïn – et je m’empresse de redresser la barre. En route vers de nouveaux records !

À J+8 après C, la chute des cours de la bourse me préoccupe moins que celle de ma moyenne pédestre.

Puis-je encore parler de « moyenne » lorsque je lis sur l’écran 300, 450, 500 pas ?

Au tout début, nanti de ma précieuse « attestation de déplacement dérogatoire », je mettais à profit la dernière case en parcourant, une fois par jour, dans un sens, puis dans l’autre, les 500 mètres autorisés autour de mon lieu de confinement. Cela n’est plus raisonnable. Alors, pour complaire à Crystèle, j’ai tenté de m’astreindre à une marche quotidienne, portable en main, autour de mon appartement.

J’ai fini par me faire une raison. À l’image de Xavier de Maistre, l’auteur du fameux Voyage autour de ma chambre (1794), nous voici devenus pour un temps des marcheurs en chambre. Des voyageurs immobiles.

Le jeune Xavier, frère du penseur contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, se retrouva, pour une affaire de duel, assigné à résidence à Turin, durant 42 jours. Dans son livre, il décrit avec humour sa quarantaine et l’occasion qu’elle lui procure de se découvrir lui-même. Il s’inspire, en les parodiant, des récits de voyage dont les lecteurs étaient très friands avant la Révolution, ceux de Cook, mais surtout de Bougainville : Voyage autour de ma chambre fait une allusion directe au journal de bord de ce dernier, Voyage autour du monde (1771). L’exploration d’un périmètre aussi restreint soit-il, recèle des aventures inouïes. Passer du lit au fauteuil, du fauteuil au bureau s’avère un parcours semé de rencontres, d’embûches, pour peu qu’on privilégie les zigzags à la ligne droite. Pour Xavier, nous ne regardons pas assez notre décor quotidien, happés que nous sommes par un monde extérieur en expansion continuelle. Prônant les valeurs de la méditation et de l’imagination, il refuse de planifier ses journées, tout au plaisir de laisser vagabonder ses pensées. Il digresse sur la musique, la peinture, goûte les analogies avec ses propres souvenirs. Voyager dans sa chambre – formule plus reluisante que « rester dans son jus » – c’est apprendre à se contenter de soi.

« Ils m’ont défendu de parcourir une ville, un point ; mais ils m’ont laissé l’univers entier : l’immensité et l’éternité sont à mes ordres. »

C’est presqu’avec regret qu’il doit quitter la chambre, au terme de sa réclusion forcée, pour reprendre le cours de sa carrière militaire.

Voyage autour de ma chambre est le récit d’une odyssée immobile de 42 jours. 42 jours, cela correspond très précisément au pronostic annoncé hier par le ministre de la santé, Olivier Véran, concernant le confinement. Éprouverons-nous, au bout de ce voyage, les mêmes réticences que Xavier de Maistre à retrouver le monde extérieur ? Pour ma part, j’en doute. Et pas seulement pour une question cardio-vasculaire.

En tout cas, j’adresse un salut de baroudeur à Valentine qui, depuis quelques jours, a entamé sur Whatsapp un « Voyage autour de notre appart’ » et je prends une décision solennelle : Crystèle et moi, on fait un break.

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