« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… »
Jean de la Fontaine, « Les Animaux malades de la peste », Les Fables
Hier à 20h, les applaudissements couvraient le discours d’Edouard Philippe, le ministre de l’Intérieur, confiné dans sa petite lucarne ; c’était pour mieux couvrir d’honneur, aux fenêtres grandes ouvertes, le personnel hospitalier et ses premières victimes. En ce septième soir de confinement, les ovations ont duré longtemps, rassemblant toujours plus d’habitants. Certains chantaient, d’autres tapaient sur des casseroles, embouchaient leur trompette…
Sept jours.
Une sorte d’anniversaire, donc. Sur internet, j’ai trouvé deux néologismes pour qualifier ce cycle court, l’un, inspiré du grec : « hebdoversaire », l’autre du latin : « septiversaire ». Sincèrement, je n’aime ni l’un ni l’autre. Quoiqu’il en soit, sept jours, c’est le temps qu’il a fallu au Tout Puissant pour créer le monde, RTT comprises. D’accord, il était Tout-Puissant-et-Pas-Confiné, Lui… Sept jours, ce n’est peut-être pas suffisant pour le refaire, ce monde, mais on ne peut s’empêcher de dresser un premier état des lieux.
Quelle que soit la vitesse de propagation de la pandémie suivant les régions du globe et des réactions politiques pour tenter de la contenir, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 1,7 milliards de personnes confinées à ce jour. 16000 morts. Même les chefs d’entreprise étatique les plus réfractaires au bon sens sanitaire, qui arguaient il y a quelques jours encore du primat de la santé économique sur celle de leurs concitoyens, ont fini par se rendre à l’évidence : le monde économique ne peut plus faire l’économie du monde réel, c’est-à-dire des milliards d’êtres humains qui le composent. Même Donald Trump, même Boris Johnson l’ont compris. Angela Merkel a encore un peu de mal à s’y faire. Elle y viendra. Ils y viendront tous. Parce qu’ils n’ont pas le choix.
De quoi le Covid-19 est-il le nom ? Qu’il soit né ou non d’une malencontreuse brochette de chauve-souris ne change rien à sa véritable cause : l’imposture du système néolibéral qui, en privant peu à peu les états de leurs ressources, a sacrifié le monde, sur le dos duquel il prospère. Ou plutôt prospérait. Car le château de cartes s’est effondré. Le roi est nu.
Ce virus s’est comporté d’une manière étonnamment démocratique. À la différence de ses frères et sœurs au cours de la décennie, il ne s’est pas attaqué seulement aux « pauvres » de la planète, dont les souffrances ont tendance à passer pour des dommages collatéraux de la bonne santé des pays riches. Non, il s’est autorisé à frapper aussi, et même en premier lieu les épicentres du pouvoir et de l’argent, les grandes capitales, les citadelles imprenables, ainsi New-York ces derniers jours.
Dans Le Masque de la mort rouge d’Edgar Poe, une nouvelle prophétique des Nouvelles Histoires extraordinaires, le prince Prospero s’enferme avec mille de ses courtisans entre les murs d’une abbaye fortifiée, afin d’échapper à la foudroyante épidémie de « mort rouge » qui décime sa province. Indifférents au sort des populations, Prospero et ses amis attendent simplement que les « choses se calment », que « la confiance revienne », comme disent les experts de la bourse, en menant une vie de plaisirs, ce qui ne change guère de leurs habitudes. Un soir, ils organisent un grand bal costumé. Tous remarquent la présence d’un personnage portant un masque rouge. Prospero s’indigne d’une telle provocation et ordonne qu’on arrache le masque du fauteur de trouble. Mais derrière ce masque, les invités sidérés ne découvrent aucun visage. Le costume est vide. Tous comprennent alors qu’il s’agit de la Mort Rouge elle-même. Le pouvoir et les hautes murailles ne sont qu’une illusion de sécurité. Ils tombent l’un après l’autre, tandis que l’horloge cesse de battre son glas prémonitoire.
En contraignant l’horloge mondiale à s’arrêter, le Covid-19 remet au sens propre les compteurs à zéro. Un tel événement ne s’était jamais produit dans l’histoire de l’humanité. Les guerres, même mondiales, n’avaient pas eu tout à fait les mêmes conséquences au même moment pour tout le monde. En 2000, on prédisait le grand bug informatique… Depuis, le mot « virus » semblait ne plus désigner, en dépit des dégâts provoqués par la grippe saisonnière, que des actes de malveillance technologique ou un effet d’emballement sur la toile. Les frères et sœurs de Covid-19 faisaient pourtant bien des ravages, quelle misère ! – mais seulement là où il fallait s’y attendre… des pays arriérés, pas pasteurisés, pas même encore « entrés dans l’Histoire ».
Le Covid-19 a frappé au cœur le système mondialisé. Un monde malade de lui-même. Alors que, pour faire rempart à la pandémie, les états réclament des populations qu’elles se confinent chez elles, le contrat social qui fonde leur autorité se trouve, de fait, dénoncé, en raison de leur incapacité à garantir la sécurité et la santé desdites populations. Car cette pandémie est bien le produit d’une faillite des états, dont l’unique credo depuis les années Tatcher et Reagan tient dans la réduction des coûts, la délocalisation effrénée et la dérégulation des activités bancaires.
Mais si le virus dénonce le contrat social, c’est pour mieux le refonder. Car n’en déplaise aux apôtres du « toujours moins d’état possible », il vient de démontrer par A+B que seul l’État peut agir dans une crise d’une telle magnitude. Si je me souviens bien des leçons d’instruction civique, l’État c’est nous. Les vrais gens. Les êtres humains. On l’avait un peu oublié, à commencer par l’État lui-même. Désormais, il faudra qu’il s’en souvienne.
Parce qu’il touche tous les états en même temps, le virus donne peut-être une chance au monde de revoir sa copie, de demander des comptes, d’amorcer, en pleine conscience, un changement de paradigme.
Tout cela ne se fera pas en un jour. Ni en sept. D’où l’importance de prendre de bons départs. Et de faire nombre. En tout cas, dans le monde qui se trouve à notre portée en période de confinement, au niveau du voisinage par exemple, des choses changent déjà. Hier soir, lorsque les acclamations ont résonné dans la cour, Monsieur Ronchon alias Homo clausus (voir J+3) n’a pas sorti son sifflet. Je ne désespère pas de l’entendre, un de ces soirs, applaudir avec nous.
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