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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Aujourd’hui, j’ai écrit un mail à mes élèves pour leur dire au revoir. Conformément aux instructions de la direction, je ne le leur communiquerai que ce soir.

Cela fait plusieurs années que je donne cours à Sciences Po, dans le cadre d’un module artistique. Durant un semestre, à raison de deux heures par semaine, je propose aux étudiants d’écrire ou d’interpréter des textes, du répertoire classique et contemporain, selon un fil rouge que je tisse en fonction de l’actualité, de ce que j’imagine être une préoccupation commune. Cette année, j’avais choisi de les faire travailler sur la fabrique du « monstre » en politique, à travers trois œuvres majeures : Richard III de Shakespeare, Ubu roi d’Alfred Jarry et La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht.

J’aime beaucoup ce rendez-vous hebdomadaire, avec de jeunes gens qui ne se destinent pas a priori à une carrière artistique. C’est même très exactement ce qui m’attire, me stimule, parce qu’ils m’obligent à penser autrement ma pratique, à me défaire de mes habitudes, de mes réflexes. La contrepartie est tout aussi passionnante : les amener à convertir une analyse théorique, une hypothèse de papier en réalisation sensible, créative, incarnée. Ils apprennent à se regarder, à se surprendre les uns les autres, à se « lâcher » en se risquant hors des sentiers de l’exercice académique auxquels ils sont habitués. Ils pressentent parfois, individuellement, qu’une autre part d’eux-mêmes, un possible inexploré ne demande qu’à éclore… Ces moments surgissent comme de véritables cadeaux. D’autant plus qu’à Sciences Po, une classe n’est pas un échantillon représentatif d’un lieu ou d’une population donnés, mais un échantillon du monde dans sa diversité.

Sciences Po, comme la plupart des établissements d’enseignement sur le territoire, a dû s’adapter ces derniers jours aux circonstances du confinement. La plupart des élèves sont rentrés chez eux, dans leur ville ou leur pays d’origine. La direction et le corps enseignant ont réfléchi à la meilleure stratégie pour poursuivre les cours et respecter les échéances scolaires. Tout se fera donc « virtuellement », pour palier l’impossibilité du « présentiel ». Or, malgré la bonne volonté déployée de part et d’autre, les ateliers artistiques n’ont pu être maintenu. Car même la meilleure volonté achoppe sur cette évidence : le théâtre requiert la présence réelle. On peut partager du « contenu » à distance, on peut créer de l’interface, reconstituer une classe grâce au partage d’écran. Bref, se donner l’illusion du « présentiel ». Mais cette chose si simple, si enfantine en somme, qui consiste à « jouer » ensemble, même la technologie la plus sophistiquée ne le permet pas. Il est vertigineux de constater que le théâtre, qui pour le public est une illusion du réel, ne peut exister que dans le réel. Le réel irréductible. La présence inconditionnelle de l’autre. Des autres. Il est le réel.


En écrivant ce mail à mes élèves pour leur dire au revoir, je me suis vu enfant, sur les genoux de mon grand-père. Il me lisait l’un de ses textes favoris : « La dernière classe » d’Alphonse Daudet. Cette résonnance m’a bouleversé. Je suis allé chercher le livre, son livre dans ma bibliothèque. Un vieux volume de « morceaux choisis », grâce auquel il avait découvert la littérature française dans sa jeunesse. Je ne l’avais pas ouvert depuis son enterrement. Ce jour-là, j’avais décidé de lui lire, à mon tour, « La dernière classe ». Pour lui dire au revoir.

En 1870, un instituteur alsacien donne cours pour la dernière fois à ses élèves. Dès le lendemain, l’Allemand sera la seule langue autorisée. Un autre enseignant, un prussien, viendra le remplacer. Les élèves ne mesurent pas encore l’implication de la défaite. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’une journée « normale », un peu plus solennelle que d’ordinaire peut-être. Il est question de séparation dans ce récit. De séparation géographique, puisque l’Alsace et la Lorraine sont désormais retranchées du territoire français. De séparation culturelle et linguistique. De séparation des corps aussi. Une journée presque normale. Pourtant, les enfants, à l’instar du narrateur, le petit Franz, ressentent tous l’importance de cette séparation. La ligne de démarcation entre un « avant » et un « après ». Monsieur Hamel, l’instituteur, étranglé par l’émotion, a une parole au-dessus des circonstances, au-dessus de lui-même : « Quand un peuple tombe esclave, tant qu’il tient bien sa langue, c’est comme s’il tenait la clé de sa prison. »


La guerre actuelle ne menace pas notre langue. Ni, à première vue, notre appartenance géographique. Elle sépare les corps. Pas les individus, mais les corps. Nos corps sont le champ de bataille. Nos corps représentent une menace les uns pour les autres. À notre corps défendant. Nous devons nous tenir à distance pour pouvoir rester ensemble. Faire corps. Cette ligne de démarcation est inédite. Déroutante. Contre-nature. Autant de frontières que de corps.


Nous avons dû, pour un temps, dire au revoir à la présence réelle. Nous dissocier. Individu et corps. Nous en remettre à la « virtualité » pour palier le « présentiel ».

J’éprouve plus que jamais le désir de l’autre, des autres.


Seul le corps de l’autre me signifie que je ne suis pas en prison dans le mien.


Ce désir-là, je sais que je le tiens et qu’il me tient. Comme le dirait Monsieur Hamel, il est « la clé de ma prison ».

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