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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

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Dernière mise à jour : 18 avr. 2020


Darwin, mon voisin et la théorie de l’involution


Le célèbre naturaliste et paléontologue anglais Charles Darwin (1809-1882) passa une partie de sa jeunesse à explorer le monde, ce qui à son époque n’était ni une habitude ni une mince affaire. À partir des nombreuses observations, expériences et autres croquis que son esprit insatiable lui permit de compiler, il élabora une théorie promise à un grand avenir – que tentent encore de contester quelques primatophobes hystériques – et que l’on nomme communément « théorie de l’évolution », même si le grand Lamarck (1744-1829) avait, sans mauvais jeu de mots, déposé « la marque » en premier.

Durant les dernières années de sa vie, l’impénitent voyageur se retrouva confiné chez lui, entre bureau et jardin (l’option du jardin est restée très prisée de nos jours en période de réclusion forcée). Plutôt que de s’abonner à Netflix ou d’entretenir sa dépression en jouant au Sudoku, il préféra concentrer son appétit de découverte sur le monde grouillant qui se tenait à portée de canne et de bésicles : les vers de terre. Avec la complicité de sa fille, il en éleva, dit-on, une véritable colonie, en les répartissant dans des pots de différentes tailles. Monomanie sénile ? Que nenni ! En étudiant le comportement des lombrics, leur sociabilité, leurs pratiques sexuelles (eh, oui, les asticots s’asticotent…), il trouva le moyen de démontrer leur rôle prépondérant dans la composition des sols. Pas mal !


Histoire de prendre exemple sur Charles, j’ai arpenté hier mon périmètre de citadin, entre cuisine et pièce à vivre, en quête d’un sujet d’intérêt équivalent. Le regretté Stephen Hawking ne disait-il pas que l’univers entier est contenu dans une coquille de noix ?

Comme il faisait beau et que mes fenêtres étaient ouvertes, je me suis retrouvé, presque malgré moi, à observer mes voisins. Pas par voyeurisme, je tiens à le préciser. J’ai des principes et un souvenir dissuasif de Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Non, ma curiosité était plutôt celle de l’entomologiste épiant des papillons exotiques. Ou bien du gnotobiologue (pas sûr que Littré apprécie), penché sur un microbiote intestinal. Bon, par égard pour mes voisins et un peu par crainte de représailles sur ma nouvelle boîte aux lettres, je m’en tiendrai à la première comparaison. Ce qu’il faut en retenir, c’est que mon regard se voulait rigoureux, scientifique.


Le moins que je puisse retenir de mon investigation, si je m’en réfère aux grands principes énoncés par Charles dans sa théorie (L’Origine des espèces, 1859), c’est que l’espèce humaine ne s’adapte pas aux circonstances de manière univoque. Ma voisine d’en face, par exemple, a poussé le retranchement dans ses retranchements ultimes. Elle a muré ses fenêtres avec de la bâche occultante. Lorsqu’elle s’aventure hors de son bunker du troisième étage, on croirait voir l’une de ces créatures martiennes impayables qui abondaient dans les nanars sans budget des débuts de la guerre froide et qui ont contribué à élever ce genre au rang d’œuvre d’art à part entière : un masque chirurgical rehaussé d’une visière de protection (style casque de moto), un grand anorak avec capuche festonnée de papier alu et, en guise de cape, une couverture de survie. N’oublions pas les gants Mappa !

À l’inverse de cette jusqu’au-boutiste du geste barrière, qui justement traversait la cour, en faisant avec son caddie (enrobé lui aussi d’aluminium) d’étranges zigzags pour les éviter, quatre ou cinq autres voisines étaient en train de prendre le café, le visage à découvert. Elles avaient sorti une table et des chaises pliantes, mangeaient des petits gâteaux en admirant les prouesses d’un jeune chat dans les branches du figuier (eh ouais, pas de jardin, mais un figuier dans la cour, na !) À cette occasion, j’ai enfin pu mettre un visage sur un rire. Un rire qui, dès les beaux jours revenus, tonitrue à travers tout le pâté de maison. Un rire, comment dire… systématique. Un rire à vous faire passer l’envie. Et en ces temps de repli hygiéniste, disons-le, une provocation. Bref, un rire à donner des coups de sifflet. J’y reviendrai. Eh bien, il était là, ce rire, aussi tonitruant que d’ordinaire, une nasse de cheveux gris sur la tête, dans une robe à fleur très colorée. Je connaissais ses copines de vue. De pimpantes septuagénaires. M’apercevant à la fenêtre, l’une d’entre elles me fit de grands signes et me présenta la bande. J’ai donc pu mettre un nom sur le visage sur le rire : Geneviève. Leur bonne humeur était particulièrement contagieuse, que l’on me passe l’expression.

- On ne te propose pas de venir, me dirent-elles, c’est dangereux. Nous, on s’en fout, on n’est même plus un foyer à risque…

- On est déjà foutues, tu veux dire, enchérit Geneviève, avant de lancer un rire à réveiller les morts.

Coup de sifflet.

- Entre le cancer de l’une, l’embolie de l’autre, on ne peut plus faire barrage à rien, sinon à la morosité.

Et brandissant leur tasse : « encore un que le virus n’aura pas ! »


Venons-en aux coups de sifflets. Car cette censure existe bel et bien dans le « milieu » de notre cour. Elle est le fait de Monsieur Ronchon. Son véritable nom, je l’ignore. Lorsque je me suis installé dans l’immeuble avec ma fille, nous l’avons baptisé ainsi. Nous faisions alors la collection des « Monsieur/Madame ». Tous les détenteurs d’enfants, dont certains regrettent déjà, à J+3 de la lutte contre la propagation du virus, d’avoir contribué à la propagation de l’espèce, sauront de quoi je parle. Il s’agit d’une série de livres pour enfants, créée par Roger Hargreaves (1935-1988), mettant en scène des personnages caractérisés par leur nom. Parmi les plus célèbres : Monsieur Chatouille, Madame Princesse, Monsieur Rigolo, etc.

Monsieur Ronchon ne dit jamais bonjour, ne tient jamais la porte, évite avec répulsion tout contact et semble, de manière générale, trouver intolérable qu’il y ait d’autres individus que lui dans l’immeuble. Cette intolérance se manifeste surtout aux émissions sonores de la convivialité : rires intempestifs, chansons, cris de joie des enfants, conversations tardives sous le porche… Monsieur Ronchon embouche son sifflet ! Les premières fois, je n’ai pas fait le rapprochement entre ces stridences furibardes et ce qui avait pu les causer. Les intéressés non plus, d’ailleurs. Si, au bout de trois coups de sifflet les contrevenants ne comprennent toujours pas, Monsieur Ronchon ouvre sa fenêtre et éructe. Car Monsieur Ronchon ne parle pas. Il émet des borborygmes, plus proches des cris du primate originel que du langage articulé.

Monsieur Ronchon m’a longtemps servi de personnage, lorsque je racontais des histoires à ma fille. Elle adorait : Monsieur Ronchon va faire ses courses, Monsieur Ronchon rencontre un voisin, etc. (si Roger Hargreaves existait encore, je lui demanderais des droits…) Mais je n’avais pas saisi, en ces heures innocentes, la place unique que Monsieur Ronchon occupe dans la chaîne de l’évolution. Il est un exemple d’évolution a contrario du reste de l’espèce. J’ose le terme d’involution. C’est pourquoi je cesse immédiatement de l’appeler Monsieur Ronchon pour le désigner par son nom scientifique : Homo clausus. Homo clausus n’a pas à s’adapter au confinement, car il est né confiné. Le confinement, c’est sa nature. Même les saisons n’ont pas prise sur lui. Soleil ou neige, qu’importe, il est toujours habillé pareil : bermuda, tee-shirt et bonnet. Il ne parle à personne, se tient à distance et dès qu’un peu d’humanité s’exprime autour de lui, le primate marque son territoire d’un geste barrière agressif.


30, 45, 50 jours de confinement ? On verra comment l’espèce se sera (ou non) adaptée…Une chose est certaine, s’il ne doit en rester qu’un, ce sera lui. Merde, alors !

Coup de sifflet.

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