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Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+2


J’ai souvent eu envie de tenir un journal. Garder la trace exacte, intacte, d’une pensée, d’une impression et du contexte qui les a vu naître. La mémoire n’en finit jamais de travailler sur elle-même : elle sélectionne, compose, transforme. Nos souvenirs, même les plus marquants, sont des constructions après coup et ne cessent d’évoluer au cours de notre vie, confrontés à d’autres, à notre capacité d’interprétation ou de réinterprétation, à l’entropie. Notre mémoire est donc toujours une photographie au présent d’un moment passé. Si l’on tentait l’expérience de décrire un même souvenir « à chaud », puis un an, cinq ans, trente ans plus tard et que l’on comparait mot à mot les récits, on tomberait parfois des nues.

Il y a quelques mois, je me suis plongé, sur les conseils d’une amie, dans Le Journal (1939-45) de Maurice Garçon, publié aux Belles Lettres. Cet avocat très réputé à l’époque, par ailleurs homme de lettres, s’était imposé la discipline de consigner presque chaque soir les événements dont il avait été l’acteur ou le témoin, en s’interdisant toute réécriture a posteriori. Il est passionnant de percevoir, au jour le jour, l’évolution, voire la révolution de sa pensée. Maréchaliste convaincu lorsque la guerre éclate, il ne peut supporter la honte de l’armistice et de la collaboration, ce qui le conduit à se démarquer progressivement de l’homme qu’il avait été. Nous connaissons les événements auxquels il se réfère, les discours qu’il commente, parce que l’Histoire a fait son œuvre. L’Histoire, comme la mémoire dont elle procède, se réécrit d’ailleurs constamment. Elle est une interprétation au présent de faits révolus.

C’est bien là que réside l’intérêt d’un journal : tenter de fixer un matériau brut, un instantané de conscience au moment des faits. Non pas en toute objectivité, la tâche serait impossible, voire inutile en l’absence de recul, mais bel et bien en toute subjectivité. Sans craindre les associations d’idées, les détails apparemment insignifiants et les émotions. On peut toujours s’y référer…


Ça a quelque chose de fantasmatique un journal, d’un peu désuet aussi, tout comme le terme « homme de lettres », surgi d’un temps où, semble-t-il, on avait le temps. Pas une grande plume qui n’ait consacré une partie de sa production à noter, au jour le jour, impressions, projets, idées, réflexions diverses. Apollinaire, Jules Renard, plus récemment Roland Barthes et Jean-Luc Lagarce. Un genre littéraire en soi, au même titre que la correspondance. Ces dernières années, j’ai lu avec passion la correspondance de George Sand et de Flaubert, celle de Camus et de Maria Casarès. Que dire de celle de Maria Tsvetaïeva, Rilke et Pasternak ? Ces gens-là avaient-ils vraiment plus de temps que nous, ou bien le prenaient-ils, le temps ? Certes, ils n’avaient pas à gérer en simultané leurs comptes Facebook, Instagram, Tweeter et j’en passe. Vivaient-ils moins intensément ? Étaient-ils moins au courant de ce qui se passait autour d’eux ou dans le monde ? À les lire, on a plutôt l’impression du contraire. Peut-être savaient-ils encore faire le silence autour d’eux. Se déconnecter. S’octroyer ce temps-là pour mieux habiter le temps.


En marge de l’œuvre littéraire construite, consacrée, un journal ou une correspondance nous en apprennent beaucoup sur une personnalité : la gestation de l’écriture, bien sûr, mais à travers les détails sensibles, les menus tracas de la vie quotidienne, le « pas encore décanté ». Les luttes, le débat d’idées, les erreurs flagrantes, les amours et les ruptures. Une œuvre ne naît pas ex nihilo, mais bel et bien de la porosité au monde qui nous entoure, en lien à un contexte. Elle n’est achevée qu’à l’épuisement du possible, une fois l’objet paru en librairie.


Nous ne serons probablement pas les mêmes « après » le confinement, que ceux que nous étions « avant ». Dans des circonstances comme celles que nous traversons, beaucoup de cartes sont rebattues. Nos conceptions, nos repères sont chamboulés. Et si nous en profitions, chacun à notre manière, pour tenir notre journal ? Fixer la fulgurance de l’instant pour y puiser l’énergie de l’après ? Des retournements de situation qu’on croyait inimaginables il y a encore quelques jours sont en train de se produire. On en appelle au primat de la puissance publique sur les intérêts économiques, on évoque de possibles nationalisations. La question de l’hôpital public, du droit à la santé redevient cruciale. Les climatologues cessent soudain de passer pour de doux rêveurs. Pour un peu, on se pincerait. On croirait à une pandémie de saines résolutions… Que nul ne lui fasse barrage ! C’est l’espoir qui devient viral.


Alors, oui, prenons le temps de cultiver ce virus-là, chacun à notre façon, en tenant notre journal.

Il y a quelques mois, ma fille, inspirée par la lecture d’un roman jeunesse, a voulu commencer à écrire son journal intime. Nous sommes descendus en grande pompe à la librairie-papeterie « coquelicot » de notre amie Corinne afin d’y faire l’acquisition d’un carnet. Le choix du contenant, on le sait bien, est déterminant quant au futur contenu. Je me suis rendu compte à cette occasion qu’il existait un véritable marché des « confessions » : couvertures coruscantes ou pastel, avec ou sans cadenas (généralement en forme de cœur), etc. Le genre spéculaire serait-il donc genré ? Ceci, cher.e.s confiné.e.s, mérite réflexion… Après bien des tergiversations, ma fille a jeté son dévolu sur un très beau cahier, doté de son précieux fermoir, garantie visible du geste intime. Dès notre remontée à la maison, elle a passé de longues heures à écrire. Au fil des jours, c’est devenu un rituel. Elle emportait son carnet dans son cartable, le posait en rentrant sur son bureau ou sa table de chevet. Son journal ne la quittait jamais, il était devenu comme un prolongement d’elle-même.

Un soir, nous étions assis sur le canapé du salon et le fou rire nous a pris. Et dire que j’en ai oublié le motif ! Soudain, de manière presqu’incongrue, elle s’est emparé du carnet pour y noter fiévreusement quelque chose. Surpris, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander : « C’était donc si urgent ? » Le visage rayonnant, elle m’a répondu :

« Bien sûr, rien de plus urgent que la joie ! ».


À J+2, je me dis que c’est le meilleur des mantras. Et une bonne raison de le tenir, ce journal.

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