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  • Photo du rédacteurOlivier Balazuc

J+1

Dernière mise à jour : 22 mars 2020



J’ai imprimé et signé mon « attestation de déplacement dérogatoire ». J’ai coché la case « déplacements pour effectuer des achats de première nécessité dans des établissements autorisés (liste sur gouvernement.fr) ; » et la case « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et au besoin des animaux de compagnie. » En sortant dans la cour, j’ai croisé une voisine. Nous avons sursauté. Elle a même poussé un petit cri. De surprise ? De frayeur ? De gêne ? Sans un mot, nous avons pris nos distances, esquissant un sourire par-dessus la ligne de démarcation invisible qui doit maintenant être la règle.

La rue était déserte, à l’exception de quelques silhouettes furtives. Sensation étrange, alors qu’il faisait si beau. Pas de voiture, les commerces fermés sur le boulevard. On se serait cru un 15 août. Mes pas m’ont conduit au pied de l’immeuble où ma fille est confinée. Jamais 150 mètres ne m’ont semblé si longs à parcourir. Les confins du confinement.

Dans la journée, j’ai eu quelques amis au téléphone. Nous avons comparé nos expériences de la réclusion à J+1. « À quatre plus le chien 24h sur 24, je ne vais pas tenir longtemps », plaisante un copain. Plaisante-t-il vraiment ?


Ce que nous nous apprêtons à vivre constitue un phénomène unique à l’échelle de notre génération.

En France, la plupart d’entre nous n’avons connu ni restriction ni guerre. Mais plus encore, il s’agit d’un phénomène inédit dans l’histoire du monde. À l’heure de l’hyper-connexion, du village mondial, du temps instantané, de l’abolition des distances, chacun doit faire l’expérience, au même moment, de l’immobilité. Pour gagner du temps contre un ennemi invisible. Le seul qui ait réussi à mettre un point d’arrêt à notre course folle.


« Nous sommes en guerre » n’a cessé de marteler le président Macron lors de son discours de lundi soir. Même si pour beaucoup d’entre nous, à ce stade des opérations, le covid reste une abstraction, je pense aux soldats qui oeuvrent dans les tranchées des hôpitaux. Pour eux, la guerre est réelle. Bien réelle. Notre immobilité, c’est notre contribution à l’effort de guerre.

Mais immobilité ne veut pas dire immobilisme. Je ne puis me résoudre, si la guerre fait rage, à rester « passif », à attendre seulement que ça passe, que ça incube. J’ai besoin d’être actif, en lutte, avec mes armes, les mots. Nous traversons une crise sanitaire sans précédent. La question que pose une crise est bien son dénouement. Une situation de rupture qu’il s’agit de traverser. Crise d’adolescence, crise de la quarantaine, crise de couple… on n’est pas censé s’y maintenir. Or, depuis combien de temps sommes-nous en crise ? D’état transitoire, la Crise s’est installée comme un cadre permanent, la justification de politiques violentes, liberticides. La crise est à tous les étages. Crise économique, crise migratoire, crise climatique. J’ai l’impression que la Crise est devenue le nouvel ordre mondial. Et si cette crise sanitaire, par l’inertie forcée à laquelle elle nous astreint, était l’occasion unique de dénouer la crise de la civilisation ? Personne n’aurait pu prévoir un tel scénario. Mais il est inouï de constater que ce qu’aucune instance internationale, aucune projection alarmiste des climatologues, aucun traité n’était parvenu à obtenir, le covid l’a démontré : la cessation d’activité et le confinement en Chine ont résorbé en quelques semaines la pollution qui couvrait le territoire.


Le président a évoqué de manière évasive un « avant » et un « après ». Une fois gagnée la guerre contre le covid, a-t-il dit en substance, nous ne reviendrons pas dans le monde tel que nous l’avons quitté. Comment l’interpréter ? S’agit-il d’une prise de conscience salutaire, encore embryonnaire, dont le suspens de la réforme sur les retraites serait le premier acte ? L’intuition que cette pandémie, au-delà du combat sanitaire, raconte la faillite d’un système ? Qu’il est temps d’amorcer un vrai changement de paradigme au nom de la civilisation, au nom de l’humanité ? Qu’on ne pourra pas continuer à défendre contre l’éthique, contre le bon sens même, une politique mortifère, vassale d’une économie meurtrière ? Et de répéter à l’envie, comme tous les thuriféraires du libéralisme voyou et de son moralisme sécuritaire, comme tous les équarisseurs du service public, les experts autoproclamés, les prédicateurs du CAC-40 et autres évangélistes de l’Algorithme, qu’il n’y a pas d’autre monde possible ? Cette viralité-là a contaminé nos consciences, notre vie quotidienne, notre imaginaire.


Je pense à Artaud et à sa métaphore de la peste, qu’il interprète comme un révélateur dans la cité à un moment précis de l’Histoire. Pour lui, le virus et sa contagiosité expriment la nécessité pour le corps social de purger sa pensée en détruisant les cadres qui la limitent. Pas d’autre alternative que la mort ou la guérison. Mais cette dernière passe par la purification. Bien sûr, Artaud parle essentiellement de théâtre. Mais de quoi parle le théâtre, sinon du monde ? Pourquoi suis-je devenu un homme de théâtre moi-même ? Pour faire parler les signes, pour que les signes se transforment en actes émancipateurs.


Alors oui, je veux bien jouer le jeu de l’union nationale, entrer en guerre contre le covid. Mais pas seulement. De quoi le covid est-il le nom ? Je prends le président au mot : je ne veux pas revenir dans le monde d’avant une fois la guerre remportée. Je ne veux pas que la victoire donne simplement lieu à une effusion sans lendemain. Ou plutôt à des lendemains plus durs et sauvages encore, parce qu’on nous dira, en pleine gueule de bois, qu’il faut rattraper le manque à gagner des actionnaires. Je veux qu’elle soit le socle d’une nouvelle ère, où le corps social solidaire se réapproprie sa pensée et son action.


Bien sûr, il va falloir s’occuper durant les semaines à venir. Mais que cet arrêt forcé ne soit pas seulement l’occasion pour Netflix de voir ses abonnements exploser. Jouons le jeu de l’immobilité, du retour sur soi, prenons le temps de considérer que lorsque cesse la course folle à la productivité, à la rentabilité à tout crin, le monde, en fait, ne s’arrête pas. Que quelque chose d’autre commence. Ou plutôt recommence. Le désir d’être ensemble. Oui, lisons, chantons, retrouvons, même par skype interposé, une convivialité vraie, un goût de l’échange, du débat d’idées. Acceptons aussi d’éprouver la misère de l’homme selon le philosophe Pascal, à savoir sa difficulté à se tenir seul dans une chambre. À l’heure de l’hyper-connexion, c’est assez stimulant. Faisons de cette guerre une trêve. Opposons à ce virus une autre viralité, celle de nos désirs. Réfléchissons, méditons, défaisons-nous de nos schémas de pensées, rêvons, vivons activement cette autre guerre que nous avons à mener, celle du monde d’après.


Il est temps de penser à un changement radical de perspective.

C’est le moment de se poser des questions essentielles : qui suis-je, qu’ai-je vécu, et surtout, qu’ai-je envie de vivre à partir de maintenant ? Il est des mensonges récurrents que nous ne voulons plus entendre, des vérités que nous voulons voir s’exprimer, parce que l’expérience unique que nous traversons en est le révélateur. Il est des étapes fondamentales dans la vie individuelle et collective. Depuis la crise de 2008, et peut-être même depuis 2001, une sorte d’engourdissement s’est emparé de nous. Un sentiment d’impuissance à l’aube d’une nouvelle ère à laquelle nous n’étions pas vraiment préparés. Nous étions les enfants d’avant, nos valeurs et nos repères dataient d’avant internet et le portable. Nous avons subi de plein fouet la déliquescence des structures qu’on nous avait appris à révérer et à servir, à commencer par le service public. Nous en voyons le résultat. Ne répétons pas les mêmes schémas, ne nous résignons plus aux espoirs avortés, aux vérités mises à l’index, au cynisme dominant au nom d’un réalisme transcendant. Que « cet effort de guerre » préconisé par le président Macron – au-delà de la lutte réelle contre le virus – ne soit pas en vain, ne le laissons pas se solder par des discours lénifiants avant la reprise en main de nos vies par des forces qui nous échappent, car la preuve irréfutable vient de nous être donnée que le système en place ne nous convient pas, est définitivement inapte à nous apporter la joie et des perspectives d’avenir. Cessons de vouloir sauver les meubles, de nous accommoder, de nous contenter des compromis, de voter « contre » au lieu de voter « pour », réclamons d’être représentés.


I have a dream. Ce serait une vraie victoire si l’on pouvait se dire dans 30, 45, 50 jours, que le coronavirus nous a rendu le vrai visage de la démocratie…

Bien sûr, cet isolement forcé me coûte. Il me fait peur. J’ai choisi dans ma vie de faire du théâtre parce que le théâtre s’éprouve à l’échelle 1, celle de la rencontre, sans medium et sans support. Une expérience humaine irréductible. La première que le virus met à mal. La présence réelle, qui défie cet autre monde, le monde virtuel, surveillé, paramétré. Le confinement me rappelle à J+1 combien je suis un être humain et non pas un profil. Je ne crois pas à l’amitié ni à l’amour en réseau, à l’accomplissement de soi par le nombre de clics, de like, de followers. J’ai faim et soif de la vie vraie, physique, tactile, de la rencontre hasardeuse, des coïncidences miraculeuses, sur un quai de gare, à la terrasse des cafés, au milieu de la steppe.

J’éprouve déjà le manque.

Que sera-ce dans 30, 45, 50 jours ?

Mais ce manque, je voudrais le faire fructifier. Acceptons de nous manquer les uns les autres. D’apprendre de ce manque. Pour préparer l’après.

Que l’on puisse se dire dans 30, 45, 50 jours que J+1 n’a pas été le jour où tout s’arrêta, mais bien celui où quelque chose a commencé.


Olivier Balazuc (J+1)

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